Une semaine à Québec - Deuxième partie

Soumis par phil le lundi, 7 mai, 2001 - 15:13 Compte-rendu
Contrôle socialMouvements sociaux

Vendredi 20 avril 2001

On entre dans les journées vraiment remplies. Le matin, je suis allé rejoindre des amis de l’UQÀM qui étaient arrivés à l’Université Laval. Ça faisait du bien de les voir ! Ils avaient dormi au "Peps", le centre sportif de l’Université. Le grand gymnase où dormaient les gens ressemblait à un énorme camp de réfugiés. Une ÉNORME salle remplie de sacs de couchage.

Il y avait déjà beaucoup de gens d’arrivés devant le Peps, qui attendaient le départ des manifestations. Il y en avait deux, en fait. L’une, appelée par la GOMM sur une base anti-ZLÉA, plutôt verte-jaune, et paraît-il, plus trotskiste d’affiliation politique. L’autre, plutôt jaune-rouge, appelée par la CLAC sur une base anti-ZLÉA et anti-capitaliste, est d’une affiliation plus près de l’anarchisme, même s’il y avait tout un contingent maoïste qui y participait.

Il semble y avoir eu un conflit entre les deux manifestations, mais je n’étais pas trop impliqué dans la logistique (en fait, je me suis rendu compte que je n’ai pas été trop impliqué de la semaine dans la CLAC. Je pense que c’est un peu inconsciemment, parce que je ne voulais pas me faire arrêter de façon préventive, mais aussi parce que je trouve que c’est trop de responsabilités). Enfin bref, paraît-il que la GOMM, qui partait à 12h, voulait drainer tout le monde qui venait manifester avec la CLAC, qui elle partait à 13h.

Finalement, les deux sont parties à peu près en même temps, et il y a eu une situation un peu bizarre. Après un coin de rue, il y avait des gens qui disaient au porte-voix : "pour aller avec la GOMM, prenez à gauche, pour la CLAC, prenez à droite". C’est difficile de dire combien de gens sont allés de chaque côté. C’était peut-être 60% CLAC, 40 % GOMM. En tout cas, c’était deux grosses manifs.

On a entamé une (autre) longue marche, allant de l’Université Laval jusqu’au périmètre, près du Grand Théâtre. C’était une superbe marche. Il devait y avoir 5000 ou 6000 personnes. C’était comme une manif de la St-Jean, mais pas de bleu. :) Il y avait une Statue de la Liberté sur échasses. Il y avait le Black Bloc, je crois en avoir vu de 60 à 80. Il y avait le contingent maoïste (ou marxiste-léniniste?), avec ses foulards en drapeau de l’URSS, qui répondait à ses slogans de façon toute uniforme. Il y avait les Radical Cheerleaders. Il y avait un joueur de cornemuse. Toutes sortes de groupes colorés. Dans le genre des manifestations décentralisées, éclatées que nous connaissons depuis un an et demi (depuis Seattle en fait), mais sans le corporatisme syndical. À certains moments, nous voyions la marche de la GOMM, sur une rue parallèle mais plus au Nord, qui progressait en même temps que nous. C’était pas mal exaltant!

Le long de la marche, à un certain moment, un premier appel. On nous annonce que la zone verte est à gauche sur la rue St-Jean, alors que pour la jaune, on continue tout droit, vers la périmètre. On discute un peu, puis on continue tout droit. Plus tard, il y aura un autre appel du genre, mais nous continuons.

Vers 15h, nous voilà enfin près du Grand Théâtre. Il y a déjà du monde à la clôture (nous étions près de la fin de la marche, je pense). Avec un petit groupe d’amis, je vais près d’un abribus. Plusieurs montent sur le dessus pour voir. On apprend qu’il y a une brèche dans la périmètre. Les gaz ont commencé. On se promène un peu, on va près du périmètre, mais plus loin, pour avoir un meilleur angle. Mais on ne voit pas une trentaine de policiers arriver, discrètement, par un côté du Grand Théâtre. Lorsqu’on les voit, on s’éloigne en courant. Nos multiples courses et reculs pour éviter des gaz, nous ont divisés. Je ne suis plus qu’avec une amie. Il ne faut pas nous perdre!

Passant sur la devanture du Grand Théâtre, on voit deux blindés de type militaire (mais en blanc, avec "Police" inscrit) arriver. Les canons à eau. Par après, j’ai appris que quelqu’un a donné des coups de pieu pour percer les vitres du camion (pas si blindé que ça après tout !), ce qui l’a fait battre en retraite après avoir envoyé quelques jets d’eau.

La confrontation durera plusieurs heures. Nous sommes descendus sur St-Jean pour nous reposer et nous retrouver. Puis on est remonté en haut, on n’osait pas partir même si la police faisait des avancées, parce que la zone jaune aidait justement à soutenir la rouge. Mon masque et mes lunettes de ski ont vraiment aidé (avis à tout le monde qui ne veut pas se payer de masque à gaz...).

Finalement, on est partis vers 19 hres, après presque sept heures d’action. Certains d’entre nous, dont moi, ont marché jusqu’à l’Université Laval (tout le chemin inverse!). De là, après beaucoup d’hésitations, on est allés prendre une bière. Quand nous avons appris qu’il y avait encore des manifestations vers 22h30, on a voulu y aller (surtout qu’être dans un bar après une telle journée donne une drôle de sensation... surtout de voir la majorité des gens se foutre éperdument de ce qui se passe dans leur ville), mais finalement la fatigue l’a emporté et on est juste allés se coucher.

À mon avis, l’idée de faire une brèche dans le mur est certes une victoire symbolique, mais dans le fond, il n’en demeure pas moins qu’on est de plus en plus incapables d’aller crier notre colère au visage des délégués, et encore plus incapables de bloquer leurs rencontres.

Malgré cela, je garde de ces deux dernières journées (19 et 20 avril), lieu de deux actions d’importance de la CLAC, l’idée que la diversité des tactiques a vraiment bien fonctionné. Le vert restait quand même pas mal vert, tant du point de vue des actions militantes que des arrestations (évidemment, la garantie ne peut pas être totale : des zones vertes ont été cibles de charges de gaz, entre autres). Le jaune et le rouge étaient quand même bien divisés. On savait à quoi on avait affaire, et il y avait beaucoup de support de l’un à l’autre. L’un faisait les actions risquées pour l’autre (brèches dans le mur), l’autre amenait le nombre. Non vraiment, ça a très bien fonctionné !

Samedi le 21 avril 2001

Réveil d’un sommeil à demi-réparateur: il faisait froid, et je me rends compte une heure après mon lever que j’ai à nouveau mal aux chevilles et aux mollets. Après avoir déjeuné, nous nous rendons en taxi au Vieux-Port pour la Marche des Peuples. Il y a énormément de gens, déjà, mais ça ne fait que s’ajouter. Je vois les gens de la CLAC, avec leur camion.

J’attendais pas mal cette marche-là. Je trouve que c’était une très bonne idée d’y faire un contingent anti-capitaliste. Pour moi c’était une occasion, pas la première mais quand même, d’afficher clairement, à la face du monde, mes convictions anti-capitalistes. Et je trouve ça important de diffuser le message à la base, aux travailleur-ses, aux multiples membres des multiples groupes présents.

La marche est partie assez lentement (ça fait du trafic, des dizaines de milliers de personnes). Il faisait très chaud. J’ai diffusé des tracts expliquant les positions anti-capitalistes de la CLAC.

À un coin de rue, les gens ont commencé à voir, au loin, les "vapeurs" de gaz qui montaient. Je sens que ça a frappé les esprits. Pas longtemps après ce coin de rue, la tension a drôlement monté. Des vapeurs de gaz se sont rendues jusqu’à la manifestation, qui était alors sur le boulevard Charest. La plupart des gens n’étaient évidemment pas préparés. Même moi, en fait : tout était dans mon sac.

Au coin de Charest et de la Couronne, il y avait une invitation à bifurquer et à monter en haut. Je pense que ça tentait à plusieurs, mais ils et elles n’étaient pas prêt-es ni physiquement ni psychologiquement à affronter la police et ses gaz. Moi, j’ai choisi de monter. Ça faisait un bout de temps que je le savais. Exit la marche toute douce, qui allait finir au milieu de nulle part. Je retourne dans cette ambiance de mini-guerre civile. Après un peu de temps, j’ai fini par retrouver mes ami-es de l’UQÀM, pas très loin de l’endroit d’hier, près du Grand Théâtre.

C’est une drôle de situation, ces Sommets. Je crois que Lipovetsky [1] a un peu raison: il y a "spectacle" de la Révolution, non Révolution elle-même. La Révolution fait des tournées de ville en ville, de Seattle à Washington, à Prague, à Québec. Tout le monde goûte a son "morceau de la Révolution" mais le soulèvement réel se fait toujours attendre. Je crois que c’est le plus gros défi du mouvement, beaucoup plus gros que son supposé caractère hétéroclite et sa décentralisation. Il faut dépasser la Révolution de trois jours, le trip insurrectionnel que les plus convaincus ont envie de se payer parce qu’ils n’auront peut-être jamais l’occasion de voir plus, et là on aura un véritable mouvement social.

Toujours est-il que notre groupe a connu un revirement majeur en début de soirée. Nous sommes allés souper; une moitié est allée au restaurant, l’autre a pique-niqué dans un espace vert en face. J’étais dans la deuxième moitié. Vers 19h, nous avions pas mal tous fini. Nous étions sur le bord du trottoir, quelques-uns étaient sortis du restaurant, quand quatre véhicules de police dont un fourgon sont arrivés en trombe.

Ils se sont stationné en faisant crier leurs pneus et en entourant le restaurant. J’ai figé. J’ai su par après que trois ami-es s’étaient faits arrêter. Un a essayé de rentrer dans le resto, ils l’ont suivi à l’intérieur. Ils ont essayé d’en prendre deux autres. L’un s’est enfuit, l’autre a posé beaucoup de questions, pendant qu’ils la fouillaient. Ils ont laissé faire. Ça a pris moins d’une minute, et ils étaient partis, aussi vite qu’ils étaient arrivés.

Nous étions complètement sous le choc. Nous nous sommes tous retrouvés sur le trottoir du resto. Après avoir parlé pendant un bout de temps, on s’est enfin décidés à marcher en direction de l’Université Laval. Nous étions très stressés, terrorisés. On essayait de marcher vite et lentement à la fois: vite pour arriver rapidement en lieu plus sûr, et lentement, par peur de nous faire remarquer. On criait à ceux et celles qui marchaient trop vite de ralentir, pour ne pas nous séparer. Nous craignions qu’ils aient visé tout notre groupe. On n’arrivait pas à comprendre pourquoi ils nous ciblaient, nous.

Plusieurs ont pris un autobus vers l’Université Laval. Nous avons su que le Comité légal était dans le Pavillon Desjardins. Ça a fait du bien, ils étaient vraiment compétents. Par après, on s’est demandé si on devait faire un communiqué. On avait entendu d’autres histoires de kidnapping, dont une où les flics auraient entré dans un dépanneur, barré les portes et pointé du doigt les arrêté-es. Ils auraient aussi assailli le centre médical et gazé le CMAQ. Nous voulions décrire l’état de terreur qui régnait, pour nous en tout cas.

Finalement, nous avons décidé de nous rendre à l’appartement d’une connaissance, là où les autres logeaient déjà. Dans l’auto où j’étais, tout était plutôt tendu. On se sentait un peu comme en dictature, avec des déplacements surveillés, contrôlés... Quand tout le monde s’est ramassé là-bas, c’était encore le stress. Ce n’est pas des blagues: comme il était 23 heures et plus, on ne voulait pas faire trop de bruit pour éviter que les voisin-es appellent la police pour tapage. Alors on parlait tout bas, on essayait de ne pas trop marcher, pas trop bouger les chaises, etc.

Un moment donné, on a réalisé la force du système totalitaire. La peur, la puissance de la police nous faisait contrôler nos mouvements, nos paroles, nos actions. Nous étions si peu habitués à ce genre d’arrestation. Nous trouvions tout de même le moyen de rire, mais nous étions terrorisés.

Dure et longue nuit. Nous avons écouté un poste de radio complètement démagogique qui décrivait en direct les événements. C’était l’émeute (Encore là, c’était un peu comme écouter un match de hockey... bizarre...).

Vers 3 heures, nous avons entendu de véritables détonations, des explosions. La lumière baissait d’abord, comme pour une panne. Puis, on entendait un gros "Boum!" Il paraît que c’était des bonbonnes de propanes jetées dans des feux. Il a dû en avoir quatre ou cinq comme ça. Tout le monde était à la fois apeuré et surexcité. C’était vraiment comme si l’heure du Renversement était arrivé. On allait sur le balcon, mais en même temps, la police patrouillait et on ne voulait pas qu’ils nous voient (la Peur, encore...).

Je me suis couché, comme la majorité du groupe, vers 4h30. J’ai dû m’endormir vers 5 heures. L’occupante du logement était revenue avec deux gars de Terre-Neuve pour les héberger et on (en tout cas moi) n’aimait pas trop ça. C’est donc d’un sommeil plutôt léger que j’ai dormi 3 heures. J’avais peur que la police débarque, ou que les deux nous arrêtent, en cette nuit de paranoïa.

Dimanche 22 avril 2001

Nous avions déjà la tête un peu plus calme à notre réveil. Mais en ce qui me concerne, j’avais seulement envie de me préparer à partir pour Montréal. Un ami est venu me porter chez un autre amie, avec qui je devais partir en voiture. Sans blague, je me sentais un peu comme si je passais à l’Ouest. Je me disais: une fois sur l’autoroute, loin de Québec, tout va bien aller...

Chez l’amie en question, ça allait mieux. Je nous sentais moins en danger, étant donné qu’elle est beaucoup moins impliquée... Avant de partir, nous sommes allés à l’Université Laval car il y avait un point d’info du comité légal (il y avait eu 200 arrestations dans la nuit). Mais de l’auto, nous avons vu plusieurs voitures de flics dans le stationnement et devant l’entrée. J’ai eu peur que ce soit une descente policière (ça aurait été le comble... finalement on a su que ce n’était pas cela), alors nous sommes repartis sans même descendre de la voiture.

Ça s’est fini de façon beaucoup plus sombre que je pensais. On a pris ça beaucoup trop à la légère. La répression, c’est sérieux. La surveillance aussi. Néanmoins je suis content d’avoir vécu tout cela. D’autant plus que les trois ami-es kidnappés sont sortis lundi et qu'aucun n'a finalement été inculpé. Les accusations sont tombées chez les autres.

Je m’attendais à être plus enthousiaste à Québec, plus excité (compte tenu que ça faisait plus d’un an que je savais que j’allais y aller). Je pense que je me rends peut-être un peu compte des limites de telles actions. Je pense qu’on a encore du chemin à faire avant d’être un gros mouvement, fort.

En même temps, j’ai trouvé cela aussi très beau. Toutes ces idées, tous ces groupes, toutes ces alliances. L’idée de convergence. Et la CLAC, d’après moi, a marqué de très gros points politiques au sein de la gauche. Nous n’avions fait aucune action depuis nos débuts, il y a un an. Je pense que nous étions prêts, et ça a paru. Il y en avait du monde aux actions, et la diversité des tactiques a somme toute bien fonctionné.

Autre point encourageant: l’idée de faire des jours de grève générale continentale contre la ZLÉA, d’ici 2005. Un très gros défi, mais qui pourrait justement nous faire avancer au sein du mouvement. Et on a quatre ans pour y arriver. J’ose espérer que d’une façon ou d’une autre, on va sortir de cette logique de Sommet pow-wow. C’est ce qui peut donner au mouvement une continuité et l’empêcher de s’essouffler. J’ai bon espoir.

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[1] Dans son livre L’empire de l’éphémère, Gilles Lipovetsky écrit quelques pages très intéressantes sur le mouvement de mai 1968 (pp. 287-292).