Singeries journalistiques

Soumis par tatien le jeudi, 4 octobre, 2001 - 00:00 Analyse
Science et technologie

Dans un article paru dans le National Post du 7 avril dernier (1), Neil Maghami expose les résultats d'une étonnante expérience menée par le primatologue Frans de Wall et ses collaborateurs de l’Université d’Emory à Atlanta (2) qui démontrerait que les singes capcucins "ont leur propre forme de libre entreprise", qu’ils utilisent un système de rémunération selon la quantité de travail fournie, bref, que l’essence du capitalisme moderne se retrouverait dans le comportement social d’ancêtres primates vivant il y a plus de 35 millions d’années. Portrait d’une déformation médiatique malsaine.

Les scientifiques de toutes les époques ont cherché dans l’hérédité et dans les traces de l’évolution une explication au comportement humain. Cette préoccupation est bien souvent née des louables intérêts propres à la science : désir de découvrir nos racines et de comprendre l’évolution de nos comportements à travers l’histoire naturelle et humaine. D’autres y ont également trouvé leur profit. En commandant des études biaisées ou en déformant la vérité, les détenteurs du pouvoir ont à maintes reprises tenté de justifier leur autorité en lui donnant une assise biologique, génétique, innée.

L’article de M. Maghami fait partie de cette catégorie de publications qui tente de ramener sur la scène publique le débat innéiste. Face à une telle sottise, deux choix se présentent à nous. D’abord, nous pouvons laisser faire ces arguments ridicules et ignorer proprement le discours. Ou alors, nous pouvons entreprendre la pénible tâche de le défaire, argument par argument. Quoiqu’on puisse en penser, la seconde option est à mon avis incontournable parce qu’il pourrait s’avérer dangereux de laisser passer une thèse en apparence inoffensive, mais qui a l’effet sournois d’entretenir un mythe, un mythe très profitable pour certains individus.

Ce qui nous intéressera en premier lieu sera donc de comprendre les véritables conclusions de l’étude des chercheurs du Yerkes Regional Primal Research Center sans prêter attention pour le moment à l’interprétation - pour ne pas dire la manipulation - qu’en a fait le National Post. Les résultats de cette expérimentation qui s’est déroulée sur une période de trois ans ont été pour la première fois révélés dans un article paru dans la revue scientifique américaine Nature(3). Le protocole est simple. Deux singes capucins sont placés dans des cages côte-à-côte, séparées par une cloison grillagée. À quelquedistance se trouve une planche aussi longue que les deux cages sur laquelle sont disposés deux bols transparents (un en face de chacune des cages) et à laquelle sont fixées une ou deux tiges de métal (selon l’expérience menée) vis-à-vis les cages. Les tiges permettent aux singes de tirer la planche vers eux et de récolter la nourriture dans les bols. Dans l ‘une des situations expérimentales, on fixe un contrepoids à la planche trop lourd pour qu’elle puisse être tirée par un singe seul. On ne met pourtant de la nourriture que dans l’un des bols. Dans une autre situation, le poids est réduit et la tige devant le singe dont le bol est vide est retirée, n’autorisant aucune coopération.

Ce que les primatologues ont découvert - entre autres -, c’est que dans la première situation (coopération), le singe qui a reçu la nourriture avec l’aide de l’autre a tendance à lui en donner une plus grande part, à travers la cloison grillagée, que dans la seconde situation (effort solitaire). Les Dr. de Waal et Berger en ont conclu que les singes capucins ont développé une forme de coopération différente du mutualisme et de l’altruisme réciproque : le travail salarié.

Cet exposé sommaire ne peut évidemment rendre compte des détails de la recherche; aussi je conseille au lecteur d’aller consulter lui-même les documents publiés par les chercheurs de l’Université d’Emory. Ce qui est clair, c’est que jamais au cours de leur étude les chercheurs ne mentionnent les termes "marché","capitalisme" ou "libre entreprise" : c’aurait été en fait une grave erreur que de sortir de leur domaine de recherche et de se mettre à traiter d’économie! Ce sont plutôt les médias qui ont allègrement trafiqué les résultats, comme ils savent si bien le faire...

Il y a deux façons de rétorquer à cela. D’abord, nous pourrions y aller de contre-arguments. Nous pourrions objecter que la nature regore d’exemples de mutualisme et de coopération basés sur un rapport d’égal-à-égal et non d’employeur-employé. C’est la réplique que fit Kropotkine au célèbre "homo homini lupus" de Hobbes dans son célèbre ouvrage L’Entr’aide : un facteur de l’évolution(4). Outre cela, on pourrait aussi expliquer calmement que l’échange et le partage des fruits du travail (le "salariat", si on veut l’appeler ainsi) ne sont pas des éléments propres au capitalisme, mais à la plupart des systèmes économiques existant ou ayant existé(5)! Où sont passés l’offre et la demande, le marché et le capital? Où sont l’exploitation et l’autorité? Où est l’esclavage salarié? Tant de questions que nous pourrions demander à ces singes scientifiques.

Mais en tentant d’infirmer la thèse des "singes capitalistes" par des arguments que nous tenons pour rationnels portant sur l’étude de l’expérimentation et l’interprétation qu’on en fait, on entre d’emblée dans le jeu, on se compromet, et on finit par faire la grimace comme ces macaques que nous pointons du doigt. Il ne faut pas oublier un point essentiel. Peu importe ce que l’on découvre sur les comportements sociaux de nos ancêtres et de nos multiples "cousins" (parmi lesquels on compte l’amibe et l’ornithorinque), ça ne justifie en rien nos propres comportements et surtout pas nos systèmes sociaux!

Pour apprécier toute l’absurdité propre à cette vision des choses, on n’a qu’à penser aux sociétés de primates au sein desquelles des comportements tels le viol et l’infanticide ont été observés par les primatologues. Y a-t-il quelque part un esprit assez tordu pour accepter d’emblée ces comportements dans nos sociétés en vertu de leur caractère "naturel"? Il faut croire que oui.

La recherche menée par les primatologues de l’Institut Yerkes s’inscrit malheureusement dans la ligne des études qui s’intéressent à démontrer la nature héréditaire du comportement et de l’intelligence humaine, parmi lesquelles on peut compter les recherches sur un fondement anatomique, biologique ou génétique à l’homosexualité, à l’intelligence, à l’agressivité, etc. Ces recherches ont reçu pour la plupart une opposition massive de la part de la communauté scientifique. En contrepartie, elles reçoivent généralement un appui financier généreux d’organisations privées ou publiques qui trouvent ainsi une possibilité de légitimer scientifiquement leurs actions, sinon dumoins d’entretenir un mythe profitable.

Ce mythe, c’est essentiellement la thèse du darwinisme social(6), dont les premiers protagonistes furent Herbert Spencer et ses disciples, parmi lesquels on comptera tout particulièrement deux puissants hommes d’affaire du XIXe siècle : John D. Rockfeller et Andrew Carnegie. Ces dernier défendirent ardemment le libre marché au nom de son caractère "tout naturel". Selon les dires de celui-là, "la croissance d’une grande entreprise n’est rien de plus que la survie des mieux adaptés. […] Ce n’est pas une tendance malsaine des affaires. C’est simplement le résultat de la loi de la nature.(7)"

Dans cette perspective, on ne s’étonnera pas de découvrir que la fondation des Laboratoires de Yales dans les années 1920, aujourd’hui devenus le Yerkes Regional Primate Research Center où s’est effectuée l’expérimentation dont nous traitons dans cet article, fut rendue possible grâce aux généreuses contributions de la Fondation Rockfeller et de la Fondation Carnegie. Le Dr. Yerkes, fondateur des laboratoires, s’intéressait àl’étude systématique des "instincts fondamentaux" et des "relations sociales" des primates; selon son avis ces études pourraient un jour "jeter la lumière sur les racines du comportement humain"(9).

Bien que ces constatations ne suffisent pas à contester la validité de l’expérience du Dr. de Waal (ses actuels commanditaires se font discrets), elles nous permettent cependant de mettre en doute l’objectivité avec laquelle elle fut réalisée. Mais surtout, il faut se demander si elle répond bien à un objectif scientifique lié à la compréhension d’un phénomène plutôt qu’à un objectif politique lié à la légitimation d’une idée préconçue.

  1. MAGHAMI, Neil. "Monkeys are capitalists". National Post, 7 avril 2000. URL : http://www.nationalpost.com

  2. URL : http://www.emory.edu/LIVINGLINKS/capuchins/

  3. DE WAAL, F. B. M. et BERGER, M. L. "Payment for Labor in Monkeys". Nature, Vol. 404, No 6778, 2000. p. 563. URL (format pdf): http://www.emory.edu/LIVINGLINKS/capuchins/capuchins.pdf

  4. KROPOTKINE, Pierre. L’Entr’aide : un facteur de l’évolution. Les Éditions de l’Entraide, France, 1979. 360 p.

  5. Il est dans la logique libérale contemporaine de confondre économie et capitalisme, échange et marché, travail et salariat.

  6. Voir à ce sujet le site de l’organisme Humanitarian International  (http://www.geocities.com/Athens/1058/index.html)

  7. ASMA, S. T. "The new social Darwinism : deserving your destitution". The Humanist, Sept-Oct 1993. URL : http://www.geocities.com/Athens/1058/socdar.html

  8. Tiré de : http://www.emory.edu/WHSC/YERKES/INSIDE/history.html