Éditorialisme dans les textes non-éditoriaux des médias écrits

Soumis par anarcat le lundi, 20 janvier, 2003 - 20:04 Analyse
Médias

J'utilise personnellement plusieurs critères pour évaluer la teneur et la position d'un auteur par rapport à son sujet. Le journaliste, traditionnellement, prétend tenir une certaine distance par rapport à son sujet, ce que l'on appelle couramment l'Objectivité. Je crois que l'objectivité est un mythe, et qu'il est conséquemment impossible de ne pas prendre position dans un texte journalistique.

Dans les cas qui nous intéressent ici, le mythe est d'autant plus facile à démonter puisque tout le contenu du journal est soumis à l'approbation et à l'édition éditoriale, qui elle-même est soumise aux pressions patronales, elles-mêmes soumises aux désirs économiques de l'entité patronale. En étant réaliste, et donc non-objectif, en retirant le bénéfice du doute aux éditeurs, et en assumant donc qu'ils ne sont pas nécessairement de bonne foi, on distingue mieux ces processus.

     Il est bon d'être conscient que les textes et les      nouvelles que nous lisons tous les jours sont traitées et      éditées à souhait et que rien ne garantit      leur intégrité si ce n'est que la bonne foi des      éditeurs. Souvent, les nouvelles et textes sont      traités pas plusieurs instances avant d'être      présentées; du journaliste sur le terrain qui      choisit son sujet aux agences de presse qui ensuite distribuent      leur contenu à de multiples médias. Ces      entités, par la suite, appliquent leur propre      édition aux articles reçus des agences de presse      ainsi que de leurs propres journalistes.
     Présentation faite des acteurs de la censure et de      l'édition, passons maintenant à leurs outils. Je      distingue, dans l'écrit, 4 outils clés dans ce que j'appelle     l'infiltration éditoriale dans les textes      non-éditoriaux: le choix du vocabulaire et des niveaux de      langages, la sélection et le choix des citations, le      choix des images et le choix des faits. Pour illustrer chaque      outil, je vais utiliser la comparaison des articles sur      l'assemblée d'investiture de Mario Dumont qui a      mérité la manchette du Le Devoir et La Presse,      mais avec des traitements très différents, et la      théorie que je propose ici est que les traitements sont      différents non seulement dû au fait que les auteurs      sont différents, mais aussi et surtout à cause de      l'intervention éditoriale, qui a d'ailleurs mis ces articles en      manchette en premier lieu.

Avant de continuer, veuillez noter que bien des éléments de ce texte proviennent de mes souvenirs de mes cours de français de la fin du secondaire où j'ai eu droit à quelques séances où certains de ces principes ont été exposés afin d'améliorer notre esprit critique face aux nouvelles. Si mes souvenirs sont exacts, merci à M. Vachon.

Le choix du vocabulaire et les niveaux de langages

Le choix du vocabulaire est très important dans le traitement d'un sujet, tout comme le niveau de langage. Ces deux éléments à eux seuls peuvent repousser complètement un lecteur ou changer radicalement l'opinion d'un lecteur sur un sujet qu'il ne connaît pas ou, au contraire, fâcher un lecteur sur un sujet qu'il connaît.

Dans le cas traité ici, on voit plusieurs différences dans le vocabulaire utilisé par La Presse et Le Devoir. Seulement dans le titre, il est évident non seulement qu'il y a prise de position, mais qu'elle diffère radicalement. Du coté La Presse, nous avons: "Dumont s'érige en champion de la majorité silencieuse", et du côté du Devoir, nous avons: "Dumont engage les hostilités". Examinons le vocabulaire. La Presse décrit Dumont comme un "champion" tandis que Le Devoir le présente comme un belligérant. D'ailleurs, Le Devoir reprend plus loin plusieurs termes se rapportant au vocabulaire de la guerre: "note belliqueuse", "attaqué", "interpellé", "terrain combatif", "flèches", "fourbissait ses armes", etc, toutes utilisées avec Dumont comme sujet, mais non comme cible. Le Devoir démonise donc Dumont comme un dangereux belligérant.

La Presse de son côté, fait tout le contraire. Dumont, c'est le "champion", le "défenseur des libertés individuelles", etc. Pour être juste, mentionnons que La Presse emprunte également le vocabulaire guerrier, "concentre son tir", mais qu'une seule fois. Dans le reste de l'article, le champ est laissé libre aux citations directes et indirectes du chef de l'ADQ.

On peut dire très peu, par contre, sur les niveaux de langage utilisés dans le texte, puisqu'ils sont à peu près équivalents. Ce ne serait évidemment pas le cas si l'on comparerait un de ces journaux avec un "tabloïd" comme le Journal de Montréal ou le Journal de Québec, ce dont je me suis heureusement épargné la souffrance.

Les citations

Sur ce, passons donc à l'examen des citations, pratique difficile s'il en est, mais très intéressante. Les citations, dans un texte, sont généralement de deux types exclusifs: soit directes ou indirectes, comme mentionné plus haut. Les citations que j'ai nommées directes sont clairement indiquées comme telles: elles sont donc entourées de guillemets. Les citations indirectes ne sont donc pas entourées de guillemets et suivent le texte, étant parfois coupées d'une proposition marquant le fait que le texte. Par exemple, "j'ai le feu au cul" est une citation directe, alors que: Jacques mentionna alors qu'il avait le feu au cul, est une citation indirecte.

Cette différence est très importante car les guillemets sont une ponctuation tout de même assez forte dans un texte, et frappent l'oeil immédiatement, alors qu'une note de citation indirecte demande l'interprétation du cerveau. Aussi, les auteurs et éditeurs ont tendance à mettre entre guillemets des qualificatifs ou des constats qu'ils ne partagent pas, ce qui devient alors très intéressant car cette utilisation nous montre que l'auteur s'oppose à ladite utilisation de l'expression. Conséquemment, on peut concevoir possible que des citations indirectes témoignent de l'intérêt partagé entre l'auteur et la personne citée.

Notez qu'il arrive aussi que les citations indirectes ne soient même pas marquées comme telles dans le texte. Un exemple pourrait être celui où le journaliste mentionne que Jacques ait le feu au cul sans en avoir été témoin, et sans mentionner que c'est Jacques lui-même qui ait donné cette information! On pourrait décrire ce procédé comme étant celui du journaliste qui s'accapare une information comme en étant sienne, sans montrer sa source véritable.

Il est difficile de faire une étude comparative des citations dans le cas qui nous intéresse car elles sont nombreuses, mais soulignons tout de même quelques points. Premièrement, notons le sous-titre de l'article du Devoir: "Le chef de l'ADQ condamne le "lourd bilan" du PQ lors de son investiture dans Rivière-du-Loup." Déjà là, nous voyons que, pour Le Devoir, le fait que le PQ ait un "lourd bilan" est loin d'être un fait établi, sinon il n'aurait pas utilisé les guillemets, qu'ils reprennent d'ailleurs dans la première phrase du texte. Du côté de La Presse, on ne mentionne pas du tout le "lourd bilan" du PQ, mais on se distance proprement des nombreuses autres citations de Dumont avec d'inévitables guillemets. Par contre, mentionnons le juteux "Le vrai changement, continue-t-il de répéter, c'est l'ADQ qui le propose," sans guillemets. Une prise de position? Il serait trop facile de le dénoncer ainsi, mais la particularité est tout de même notable, surtout si l'on considère les faits suivants.

C'est que, là où ça devient intéressant, c'est où les guillemets disparaissent. Le Devoir conserve les guillemets lorsqu'ils citent l'expression "majorité silencieuse" (qui, soit dit en passant, s'apparente affreusement au "Moral Majority" du temps de Reagan), mais de son côté, La Presse les retire allègrement. Et ils vont même plus loin encore, en intégrant cette expression dans le titre même de l'article, non seulement sans le marquer comme une citation, ce qui pourrait nous amener au doute, mais aussi en nommant magistralement Dumont le "champion" de ladite "majorité silencieuse". Ceci dissipe pour moi les doutes: les irrégularités ne sont pas dues au hasard. D'ailleurs, lorsque, comme Le Devoir le fait, La Presse présente l'expression, les guillemets sont non-seulement absents, mais l'auteur s'approprie directement la définition donnée par Dumont et la fait sienne et sans la noter comme une citation: "la majorité silencieuse, ces gens qui ne sont jamais assis aux tables des grandes négociations ni ne figurent au rang des invités des sommets socio-économiques." Je dois admettre que c'est une réécriture des termes utilisés par Dumont, ce qui empêche d'utiliser les guillemets, mais c'est tout de même une transposition directe des propos du sujet vers ceux de l'auteur, sans en noter la provenance, un procédé pas tout à fait honnête, selon moi. En effet, Le Devoir présente la citation complète, entourée de guillemets: "La majorité silencieuse, ce sont ces gens qui ne sont pas représentés dans les grandes tables de négociations, pas invités dans les grands sommets pour décider ce qu'on va faire de leurs impôts[...]".

Sur le sujet de la sélection des citations, il est encore difficile d'arriver à une conclusion puisque nous n'avons pas accès à la source même des citations pour dire quelles ont été gardées et quelles ont été retirées. On peut cependant noter que, après avoir noté comment l'ADQ comporte une forte majorité d'hommes en son sein, La Presse fait immédiatement l'apologie de cette situation en insérant sur-le-champ le "Oui, on veut que ça augmente" du chef adéquiste. On a donc ici un exemple typique de court-circuitage des critiques possibles: on énonce un problème et on en fait immédiatement l'apologie pour dissoudre les révoltés dans la confusion. Tout ceci avec une citation bien choisie et si sincère.

On dégage donc clairement un constat de l'étude des citations: La Presse est légèrement plus en faveur de la position de l'ADQ que ne l'est Le Devoir, qui est probablement plus en faveur du PQ, puisqu'il en défend le "lourd bilan" par des guillemets.

La sélection des images

Ceci est évidemment purement subjectif et intuitif, mais c'est ainsi que les images sont perçues, selon moi. Le procédé que j'utilise ici est similaire à celui prôné par les automatistes, l'écriture automatique. J'examine les images et j'écris immédiatement toutes les idées qui me viennent à l'esprit et les détails que je peux remarquer. C'est un exercice intéressant qui peut aller beaucoup plus loin qu'on peut l'imaginer. Il est évidemment possible et même fortement probable que les sentiments que je ressens et les images qui se forment dans mon esprit soient différentes de celui qui a choisi l'image, mais on peut tout de même arriver à des observations très importantes lors d'un tel examen.

Je copie ici les notes que j'ai prises en regardant les deux images. Notez que pour que l'expérience soit complète il aurait fallu que je ne sache pas à quel journal est associée quelle photo, et c'est aussi ainsi que j'aurais dû procéder pour le texte de l'article, mais malheureusement, je n'ai pas eu cette chance.

Photo de La Presse

Maître de lui-même, calme, posé, chef, légende: "Le chef de l'Action Démocratique du Québec, Mario Dumont", plan aux épaules, fond rouge, regard critique, bouche fermée, un sourcil de suspicion relevé, tête légèrement tournée, tronc de face

Photo du Devoir

Fond brun (ennui, laid), légende: "Mario Dumont", regard enfantin, insistant, impatient, incertain, bouche ouverte, hors focus, jeune, immature

Comparaison

Première chose frappante, il semblerait que la photo choisie par Le Devoir soit plus vieille que celle choisie par La Presse. Du moins ce sont mes conclusions. Dumont semble immature, plus jeune, sur la photo du Devoir, ce qui lui enlève évidemment de la crédibilité. On note aussi la bouche ouverte de Dumont dans la photo du Devoir qui lui enlève tout ce qui lui restait de sérieux. Notez aussi que la photo de La Presse est plus grande (sur le web, du moins) que celle du Devoir. Le cadrage et le fond aussi sont différents: le fond est brun, ce qui m'a amené à noter le mot "dole" que j'ai "traduit" en "ennui, laid" dans mes notes, puisque le brun est une couleur un peu neutre, ennuyeuse, dans mon esprit. Pour ce qui est du cadrage, la photo du Devoir nous coupe des mains et du corps de Dumont, qui est montré dans toute une posture sur la photo de La Presse.

La posture de Dumont elle-même est intéressante. Dans la photo du Devoir, il paraît faire une intervention, il semble légèrement frustré ou agacé. Dans la photo de La Presse, c'est tout le contraire: Dumont semble calme, posé, critique, sage. Les mains posées une contre l'autre semble suggérer un plan, un avenir, une ambition.

Donc, la photo choisie par Le Devoir n'est pas très flatteuse tandis que celle de La Presse est non seulement élogieuse, elle est imposante. Jusqu'à la légende sous la photo est différente, celle de La Presse exprimant le titre complet de Dumont tandis que celle du Devoir se contente d'exposer son nom. On pourrait objecter que ceci est dû aux contraintes de la mise en page, mais je répondrai que c'est exactement ce que je veux dire. Les contraintes de la mise en page s'appliquent où on le veut bien. Ces contraintes n'ont pas empêché à La Presse de montrer le titre complet de Dumont tout comme une photo plus grande. D'ailleurs, la photo web du Devoir est légèrement plus grande que celle imprimée, sans toutefois que la légende en soit agrandie.

Sélection des faits

Nous arrivons au point d'examen traditionnel: où la vulgaire censure s'est-elle appliquée? Évidemment, la censure ne s'applique pas que dans la sélection et l'élision des faits, mais aussi (et surtout, selon moi) dans la déformation et la présentation des faits, comme il a été démontré plus haut. Il est tout de même important de laisser une place à l'examen du contenu lui-même du texte, même si cet outil recoupe en réalité tous les autres, car les faits peuvent être des citations, des images, etc.

Notons tout de suite que l'article du Devoir est plus long. Autour de 1000 mots, il devance de beaucoup l'article de La Presse qui est d'environ 600 mots. De plus, Le Devoir laisse la place au dévoilement des candidats chez les deux autres partis, dans le même article. J'ignore si La Presse a traité du sujet dans un autre article, mais il est clair qu'il y a une différence fondamentale, même si c'est le cas.

Un autre détail qui pourrait s'avérer important est que l'article du Devoir note que Dumont a attaqué seulement le parti au pouvoir, détail négligé par La Presse, même si tout son article est consacré au seul ADQ.

Pour terminer cet examen, notons que très peu de faits sont présentés dans ce texte, après réflexion. Comme c'est souvent le cas en politique, on se contente de parler, Dumont étant un expert dans ce domaine où il se doit d'éviter de parler de son révoltant programme électoral. Une autre non-nouvelle, donc, qui ne fait qu'alourdir le nombre d'inepties laissées dans les journaux modernes.

Conclusion

Les outils présentés ci-haut peuvent être très utiles pour "lire entre les lignes" des nouvelles que nous voyons et lisons. Il ne faut jamais oublier /qui/ est derrière la nouvelle, et surtout /pourquoi/.

Exercice laissé au lecteur: utiliser les outils présentés ci-haut pour analyser ce texte de la même façon. Notez que je ne me vante pas d'être un objectif professionnel, moi.

Étude comparative menée sur un article du Devoir (Vol XCIV #9, "Dumont engage les hostilités") et de La Presse ("Dumont s'érige en champion de la majorité silencieuse") tous deux datés du lundi 20 janvier 2003.

Correctifs

by tatien on 28 janvier, 2003 - 00:43Score: -1

Quelques correctifs...
STP réponds à ce commentaire quand tu auras fini de les faire. Aux autres: attendez qu'anarcat ait répondu à ce commentaire avant d'approuver l'article.

"aux articles reçu" --> "aux articles reçus"
"4 outils clés dans ce que l'infiltration éditoriale dans les textes non-éditoriaux" --> reformuler
"de mes souvenirs de mes cours de français" --> proposition : "des souvenirs de mes cours de français" (deux fois : "de mes" = un peu lourd)
"niveaux de langages" --> "niveaux de langage"
"Les choix du vocabulaire est" --> "Le choix du vocabulaire est"
"comme en étant sienne" --> "comme étant sienne"
"qu'il reprennent" --> "qu'il reprend" (en parlant du journal Le Devoir) (OK, à vérifier: tu interchanges souvent le singulier et le pluriel en parlant de ce que dit tel journal; laisse ça au singulier)

A part ça, vraiment très intéressant. Je pense qu'on devrait s'amuser à faire ce genre de tests plus souvent.