J'ai participé avec un bonheur congelé à la manifestation du 15 février organisée par le Collectif Échec à la guerre, qui a réuni, paraît-il, près de 150000 personnes. Cette manifestation m'a inspiré trois réflexions que je voudrais partager ici avec vous.
1. D'abord, il est impossible de passer à côté du nombre ahurissant de participant-e-s à la manifestation. Sauf erreur, les deux dernières manifestations québécoises ayant réuni plus de 25000 personnes ont été la Marche des Peuples, tenue à Québec dans le cadre du Sommet des Amériques (voir d'autres articles sur cette marche ici, ici et ici), qui avait rassemblé 50000 inquiet-e-s dans un terrain vague, et la Marche mondiale des Femmes, à l'automne 2001, qui elle avait regroupé près de 40000 personnes. On parle donc d'une foule au moins trois fois plus grande.
Un chiffre aussi impressionnant, en plus de nous rassurer sur l'état de la gauche au Québec, permet aussi de confirmer l'immense pouvoir des médias de masse. En effet, mis à part les raisons "morales" (convictions pacifistes, opposition à George W. Bush, etc.) pouvant expliquer une présence aussi massive de gens, la seule explication à une si grande affluence demeure le fait que les médias nous parlent chaque jour de l'imminence de ce conflit. Encore une fois, ce qu'on ne voit pas dans les médias n'existe pas, et ce qu'on voit dans les médias est tout ce qui existe.
La Marche des Peuples des Amériques nous permet justement une comparaison à ce sujet. Il fallut près d'un an de mobilisation et surtout de travail d'information, d'éducation et de sensibilisation auprès de la population qui ne connaissait souvent rien de la ZLÉA (si c'est votre cas, vous trouverez un article sur le sujet ici) pour que des dizaines de milliers de personnes se pointent à Québec. Rappelons que ce travail se fit entièrement par la base, et loin des médias, qui au contraire insistaient sans cesse sur les dangers reliés au soi-disant "casseurs", ce qui a probablement eu un effet dissuasif sur plusieurs.
Or, dans le cas de la manifestation anti-guerre, il suffit de quelques semaines de bulletins de nouvelles pour attirer les gens [1]. Cela n'enlève absolument à la justesse de la cause en question; seulement, c'est un autre indicateur du rôle central des médias dans les sociétés occidentales. Également, cela démontre que lorsque les gens sont mis au courant d'enjeux importants (ce qui n'est pas toujours le cas), ils et elles sont prêt-e-s à agir en conséquence et à faire valoir leur opinion avec persévérance (il faisait -20...).
2. Sur une autre note, je fus plutôt surpris de voir un grand nombre de drapeaux du Québec. C'est une pratique qu'on retrouve régulièrement dans de grandes manifestations de ce genre, et je dois dire que cela me laisse plutôt perplexe, particulièrement dans le cas d'une manifestation anti-guerre.
L'opposition à la guerre ne devrait-elle pas être l'occasion d'afficher notre désir d'abolir toutes les frontières? Les armées ont-elles déjà été montées par autre chose que des États? Les guerres les plus sanglantes n'ont-elles pas été menées à la gloire des États-Nations et de leurs patries respectives?
On me répondra peut-être qu'arborer un drapeau du Québec dans cette manifestation n'a rien à voir avec mes interrogations. C'est possible; mais alors, avec quoi est-ce que ça a à voir? Quel est le lien entre le nationalisme québécois et le pacifisme? Je n'en vois aucun.
Dernière chose à ce sujet: j'aimerais bien savoir qui distribue ces drapeaux (il s'agit clairement, à mon avis, d'une pratique organisée, car les drapeaux se ressemblent tous plus ou moins). Si quelqu'un-e a des indices, écrivez à inso@inso.ath.cx !
3. Ma dernière remarque est surtout un souhait. J'espère que les gens présents à cette manifestation seront conséquents avec leur prise de position et n'iront pas se plaindre, quelques jours plus tard, de l'augmentation du prix de l'essence...
Plus sérieusement, je crois qu'on ne peut soutenir l'idée de la Paix de façon purement abstraite (i.e. "la guerre c'est pas beau, la Paix c'est ce qu'il nous faut"). Prendre position pour ou contre la paix doit toujours être articulé avec l'idée de Justice, sinon on adopte un point de vue purement moral, déconnecté des rapports concrets d'inégalité. Je m'explique.
Il y a de nombreux cas, et je crois que celui du conflit possible avec l'Irak en est un, où le fait de se prononcer contre la Guerre est entièrement justifié, mais aussi largement insuffisant. En effet, d'un certain point de vue, l'Irak n'est pas en guerre avec l'Occident depuis la fin de la guerre du Golfe. Pourtant, selon l'UNICEF, 5000 enfants meurent chaque mois des suites de l'embargo imposé à l'Irak. Donc, si nous sommes contre la guerre, est-ce que cela signifie qu'un retour à une époque où la menace de guerre était presque inexistante (il y a deux ans par exemple) est satisfaisant?
Autrement dit, se prononcer uniquement en faveur de la paix ou contre la guerre est toujours incomplet. La meilleure garantie de paix se trouve dans la disparition des rapports de domination entre pays (justement par l'abolition des frontières, par exemple), mais aussi dans l'élimination de rapports d'oppression au sein d'un pays. Les États-Unis et l'Irak sont à ce titre de parfaits exemples. Aux États-Unis, l'industrie de la guerre, c'est bien connu, est une gigantesque machine de profit pour la grande entreprise, subventionnée par l'État, au détriment des plus défavorisés de cette société [2]. Et en Irak, la fin du régime dictatorial de Saddam Hussein serait un très grand pas vers une plus grande sécurité mondiale, mais aussi et surtout vers une plus grande liberté dans ce pays.
Ainsi, comme pour une grande majorité d'enjeux politiques de notre temps, une réflexion en profondeur sur la question de la guerre en Irak devrait nous amener à soutenir une position aussi radicale que logique: une paix réelle, durable et juste dans le monde passe nécessairement par une guerre soutenue contre la domination et l'oppression.
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[1] Sans oublier un très grand travail d'affichage et de "publicité" à travers la province, évidemment...
[2] En passant, voilà une bonne raison de ne pas détester "les Américain-e-s" dans leur ensemble, mais plutôt leur gouvernement: une très bonne part des Américain-e-s subissent le militarisme de leur pays autant que les Irakien-ne-s risquent de le subir dans les prochaines semaines...