Popularité de l’anarchisme : effet de mode ou tendance lourde ? Deuxième partie

Soumis par phil le dimanche, 1 avril, 2001 - 00:00 Analyse
Mouvements sociaux

Dans la première partie de mon texte, nous avons vu quels étaient les principaux facteurs qui pouvaient faciliter la remontée de l’anarchisme comme projet politique en ce début de 21ème siècle. La deuxième et dernière partie nous permettra de voir les limites de tels facteurs et les obstacles qui se dressent face au développement actuel des idées anarchistes.

Les mirages du démantèlement de l’État et de la mondialisation

Premièrement, remettons les pendules à l’heure concernant le discours devenu classique de "retrait de l’État". Malgré tout ce que nous entendons au sujet de son démantèlement, l’État ne diminue pas de taille, loin de là. Il est toujours aussi présent dans nos vies. C’est plutôt à sa transformation que nous assistons. En gros, nous pourrions affirmer que l’État maintient sa branche exécutive: application de procédures multiples, signature de traités, police. La branche judiciaire gagne aussi en importance: de plus en plus de débats politiques se retrouvent en Cour, celle-ci donnant aux parties l’illusion d’une impartialité garante de Justice: "la forme du discours judiciaire, qui traite chaque partie de façon impartiale et affirme être tout à fait insensible à l’influence politique, semble suffisamment indéterminée pour permettre la victoire du faible et de l’impopulaire." [1]

Le législatif, on le devine, est le parent pauvre d’un tel transfert de pouvoir. En bref, c’est le politique lui-même qui est appelé à disparaître, non l’État. L’exemple du Sommet des Amériques d’avril 2001 l’illustre parfaitement : les gens d’affaires ont besoin des États pour organiser les négociations, convoquer des sommets (pouvoir exécutif), mobiliser 6000 policiers, mettre en place un périmètre de sécurité, vider une prison (pouvoir judiciaire-répressif), et finalement signer les accords, même si ces traités sonnent l’arrêt de mort du législatif, ou du politique, dans les Amériques. C’est à un coup d’État nouveau genre que nous assistons, non au déclin de celui-ci.

Par ailleurs, l’utilisation du terme mondialisation me semble de plus en plus à proscrire. Derrière celui-ci, les anarchistes peuvent y voir avec optimisme l’idée d’une conscience mondiale et humaniste qui mettrait fin à des siècles d’impérialisme. Mais c’est à la globalisation du monde que nous assistons, ce qui est très différent. Concentration inouïe des richesses et du pouvoir politique nous montrent que la globalisation colporte moins d’espoirs qu’il n’y paraît à première vue. De plus, sur le plan culturel, cette mondialisation a une teinte résolument homogène. Loin de tendre à l’émancipation des peuples, elle fait plutôt planer la menace de l’uniformisation et du melting pot. Lorsqu’on voit que cette macdonalisation de la planète fait partie des sources auxquelles s’abreuvent l’extrême-droite résurgente et les fondamentalismes [2], on est en droit de se demander si la globalisation peut vraiment servir l’anarchisme contemporain.

Société de communication, société d’aliénation

Dans la première partie de ma réflexion, nous avons vu que l’abondance de l’information, le développement de l’éducation et l’émergence d’Internet pouvaient faciliter le développement actuel de l’anarchisme. Encore une fois, il nous faut remettre les pendules à l’heure.

La culture de masse demeure majoritairement, encore aujourd’hui, un valium bien préparé qui incite à tout, sauf à la réflexion. L’information est de plus en plus largement diffusée (comme en témoignent les quotidiens Métro et Montréal métropolitain, dans les métros de Montréal), mais la population ne semble pas plus érudite pour autant. En fait, le développement de la culture et de l’information n’a rien de nécessairement positif pour l’anarchisme puisqu’il se fait sous l’emprise de grandes corporations, dans un contexte d’industrialisation à des fins de rentabilité. Depuis le début du vingtième siècle, la culture est un secteur en proie à la voracité du système capitaliste. Transformant graduellement l’art en une marchandise reproductible une infinité de fois, l’industrie culturelle peut ainsi le détacher de ses créateurs, et transformer le public en consommateurs. La marchandisation de la culture, à des fins de profit et de divertissement généralisé, n’a donc rien à voir avec les idéaux de débats éclairés des Lumières... L’information, pour sa part, encarcanée dans des paramètres semblables, en vient à glisser elle aussi vers les logiques de publicité et de spectacle.

Le star-system, corollaire presque obligé du système mass-médiatique, va tout autant à l’encontre des idéaux anarchistes, puisqu’il encourage la montée de leaders charismatiques. Dans un système où la population s’enlise dans une position de spectateur plutôt qu’acteur, la déresponsabilisation est de mise: on laisse les leaders, les vedettes, prendre davantage de responsabilités qu’ils ne le devraient.

Enfin, en ce qui concerne l’éducation, le développement de l’école publique et le plus grand accès de la population à des études supérieures nous incitent à dresser un bilan un peu plus positif, mais il ne faut pas négliger les volontés tout aussi présentes, mais plus récentes, de marchandisation et de production industrielle (voir un autre texte sur ce site).

Privatisation tout azimuts

Le troisième élément qui pose obstacle à une diffusion substantielle des idées anarchistes est peut-être le plus lourd. Le repli sur la sphère privée, que nous avons vu s’accentuer dans les vingt ou trente dernières années, ne me semble pas être quelque chose qui pourrait se résorber. Peut-être que je me trompe, et je l’espère, mais l’individualisme que nous vivons fait partie d’une tendance beaucoup plus profonde de la civilisation occidentale que nous nous l’imaginons.

Cet individualisme s’est d’abord émancipé de la Religion et de l’Église lorsque, avec la Révolution Française et le triomphe de la Raison, il proposait de connaître et de gouverner le monde sans l’aide d’une force divine. L’esprit humain, libéré de ses chaînes spirituelles, continuait néanmoins à voir une entité au-dessus de lui : la société. Or, aujourd’hui, "l’émancipation" de l’individu se poursuit. Cet apolitisme que nous voyons autour de nous n’est-il pas le fruit de ce démantèlement qui s’opère lentement mais sûrement en Occident? D’abord Dieu, puis la Société. Le politique fait maintenant les frais de cette débâcle.

L’expansion continue de l’idéologie marchande a atteint la citoyenneté. Alors qu’autrefois, celle-ci était perçue comme l’idée de participer aux décisions publiques, d’une façon ou d’une autre, être citoyen, aujourd’hui, est davantage relié à notre capacité de consommation. En témoigne cette idée presque spontanée du boycott, chaque fois qu’on apprend les manoeuvres douteuses d’une entreprise: la seule façon de réagir est désormais de ne pas acheter.

On me répondra que la globalisation catalyse pourtant l’effervescence d’idéologies politiques rafraîchies. L’anarchisme est de celles-là, d’ailleurs. Soit. Mais l’idéologie, le politique, n’ont-ils pas eux aussi été conquis par le spectacle généralisé? Gilles Lipovetsky, philosophe français, analyse les révoltes de Mai 68 (justement en grande partie anarchistes) de cette façon: "Sans projet explicite, et sous-tendu par une idéologie spontanéiste, Mai 68 n’a été qu’une parenthèse de courte durée, une révolution frivole, un engouement pour la Révolution plus qu’une mobilisation de fond." [3] Ainsi, l’idéologie, la Révolution, sont devenus items à consommer: "Mai 68 a mobilisé les passions révolutionnaires plus en apparence qu’en profondeur, la forme mode avait déjà réussi, de fait, à annexer l’ordre de la subversion." Nous avons la preuve éloquente de cette affirmation dans les points communs frappants que Lipovetsky dresse entre la révolte des soixante-huitards et leur repli vers le yuppisme, quelques années plus tard: "Au coeur de l’individualisme contestataire, il y a l’empire de la Mode comme tremplin des revendications individualistes, appel à la liberté et à l’accomplissement privés" (p.291).

Cela nous amène donc à nous demander si ce regain de l’anarchisme auquel nous assistons n’est autre qu’un essoufflement des idéologies politiques, désormais incapables de se cristalliser autrement qu’en refusant d’exiger à ses adhérents quelque abnégation que ce soit. Après tout, l’individu apolitique et l’anarchiste n’ont-ils pas, tristement, comme point commun de refuser toutes les formes d’autorité ? [4] L’émancipation vigoureuse de l’individu dans la deuxième moitié du vingtième siècle aura fort probablement aidé l’anarchisme, qui refuse de se soumettre à quelqu’autorité que ce soit, mais elle ne lui facilite pas la tâche pour autant. L’anarchisme, en un sens, est la pensée politique de la "dernière chance".

Bref, il ne s’agit pas de dresser un tableau noir (à défaut d’un drapeau de même couleur) des possibilités de l’anarchisme, ou même de tout mouvement politique. Il y a bel et bien des opportunités immenses de développement. Cela dit, il s’agit également d’être lucides, et de voir que si les possibilités sont peut-être plus grandes que jamais, les difficultés le sont peut-être aussi.

Notes

[1] Michael Mandel, La charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique au Canada, Cap-Saint-Ignace, Éditions Boréal, 1996, p. 115.
[2] Voir Benjamin Barber, Djihad vs. MacWorld.
[3] Gilles Lipovetsky, L’empire de l’éphémère, Paris, Gallimard, 1987, p.289.
[4] Ce n’est pas pour rien que les chansons de Rage against the machine remplissent les pistes de danse de trasheurs convaincus, en dépit du fait que la moitié des danseurs doit le faire avec un engagement politique...