L’implication des intérêts privés américains dans l’étranglement économique du Chili et le coup d’État de 1973

Soumis par karine le jeudi, 30 janvier, 2003 - 23:58 Analyse
Géopolitique

Il est parfois difficile de déterminer à quel point les intérêts de certains grands acteurs économiques influencent les positions politiques des gouvernements. Lorsque les objectifs des gouvernements et des entreprises privées se rejoignent, on assiste parfois à des opérations majeures visant à configurer à la fois des systèmes économiques et politiques afin qu’ils s’harmonisent mieux aux intérêts de ces deux sphères de pouvoir. C’est de ce type de réflexion dont je m’inspirerai afin de mieux comprendre pourquoi les multinationales américaines que sont l’ITT, la Kennecott et l’Anaconda, ont participé avec le gouvernement américain et la C.I.A., à l’étranglement économique du Chili sous Allende et au coup d’État qui amena Augusto Pinochet au pouvoir en 1973. Je soutiendrai dans cet ouvrage que les politiques de nationalisation de Allende ont heurté les intérêts économiques privés de ces entreprises, ce qui explique leur participation à cette opération. Je présenterai d’abord la situation de ces entreprises face au pouvoir politique chilien avant le gouvernement de Allende, pour ensuite expliquer en quoi consistaient les politiques de nationalisation de Allende. Puis, je détaillerai les intérêts de ces trois sociétés, pour finalement décrire quelle fut leur contribution effective.

1.1 la situation des entreprises américaines face au pouvoir politique avant le gouvernement de Allende

Le Chili fut, depuis le tout début de son histoire, dans une relation de dépendance face aux puissances étrangères, et plus particulièrement face aux États-Unis. On y note entre autres deux caractères structurels majeurs : une importante concentration de la propriété des moyens de production, et un contrôle étranger de l’économie dans le cas de la propriété des entreprises stratégiques et de la dette extérieure. Cette dernière était un instrument permanent de subordination des économies locales aux intérêts étrangers. D’ailleurs, le Chili, sous le gouvernement de Frei jusqu’en 1970, se trouvait parmi les pays dont l’endettement par tête d’habitant était le plus élevé au monde. Ainsi, en matière de financement et de crédits (directs ou par le biais de certains organismes multilatéraux où l’influence des États-Unis est décisive), le gouvernement américain exerçait sa domination économique au Chili.
Il est nécessaire de mentionner qu’à cette époque, certains intérêts particuliers, tels que ceux de l’ITT, de l’Anaconda et de la Kennecott, prenaient une part décisive dans les décisions concernant l’intervention américaine au Chili. Nous reviendrons plus loin sur le profil exact de ces entreprises, mais il importe pour le moment de savoir que l’ITT exploitait entre autres le réseau de communications chilien, alors que l’Anaconda et la Kennecott exploitaient la majeure partie des mines de cuivre au Chili. De leur grand pouvoir économique découlait la puissance politique correspondante. Ainsi, l’ITT, afin de s’assurer des indemnisations adéquates en cas d’expropriation, s’était toujours efforcée de faire appliquer par le gouvernement des États-Unis une ligne de conduite dure à l’égard des pays d’Amérique latine. Cette firme avait entre autres joué un rôle important dans la promulgation de l’amendement Hickenlooper, selon lequel les États-Unis pouvaient supprimer leur aide à tout pays qui pratiquerait des expropriations sans compensation correspondante.
Ces firmes américaines privées (entre autres l’ITT) se livraient de plus à des activités de subversion ou d’espionnage, afin de s’assurer de la préservation de leurs intérêts face au pouvoir politique en place. En effet, l’un des hauts administrateurs de l’ITT était nul autre que John McCone, ancien chef de la C.I.A., qui cumula ses fonctions de conseiller secret et d’administrateur pour l’ITT pendant de nombreuses années. En effet, les agents secrets américains à l’étranger se trouvaient mieux camouflés au sein des grandes sociétés que dans les ambassades. L’ITT achetait parfois les services de journalistes qui jouaient le rôle d’agent de relations publiques auprès des hommes politiques, et qui transmettaient des rapports détaillés d’ordre politique au bureau de Washington. En plus de bénéficier directement au gouvernement américain, ce service de renseignement au sein même de l’ITT favorisait grandement les négociations avec le gouvernement en place.
Toutefois, sous le gouvernement de Frei, les grandes multinationales américaines n’avaient pas à craindre pour leurs intérêts, puisqu’elles avaient contribué au succès de la campagne électorale de Frei en 1964 pour une somme totalisant 20 millions de dollars. Mais ce dernier, face aux fortes pressions émanant de la population et de la gauche politique, qui souhaitaient le retrait des grands propriétaires industriels américains du Chili, devait procéder à des réformes qui s’apparenteraient à des nationalisations. C’est ce que l’on nomma la «chilénisation» du cuivre. Frei procéda ainsi à l’achat de 25% des parts de l’Anaconda et 51% des parts de la Kennecott entre 1965 et 1969. En 1969, une nouvelle négociation avec l’Anaconda fera passer les parts de l’État à 51% avec option d’achat postérieure à 1973.
Frei s’était d’abord entendu avec la Kennecott pour formuler une entente qui bénéficierait mutuellement au gouvernement et aux compagnies cuprifères, en échange de fonds électoraux. Frei paya ainsi à la Kennecott 80 millions de dollars pour 51% d’installations dont la valeur ne s’élevait pas à plus de 70 millions pour la mine de El Teniente. De plus, Frei avait promis un milliard de dollars à l’Anaconda pour l’apparente nationalisation de la mine de Chuquicamata, la plus grande mine de cuivre au monde, qui ne valait pourtant que 170 millions de dollars. L’assujettissement du gouvernement chilien face aux entreprises américaines est facilement concevable lorsque l’on constate qu’au cours du mandat de Frei, la dette du Chili passa de 1896 millions de dollars en 1964 à 2765 millions en 1969, suite aux «nationalisations» des compagnies cuprifères, pendant que les multinationales américaines sortaient du pays, sous forme de profits, de dépréciations, d’amortissements et de paiements d’intérêts, plus d’un million de dollars par jour. Rappelons également que la capacité productive au Chili reposait sur des biens d’investissement d’origine nord-américaine et que l’entretien de ces équipements exigeait une assistance nord-américaine que l’on ne trouvait bien souvent nulle part ailleurs.

1.2 les politiques de nationalisation de Allende

Le 4 septembre 1970, eurent lieu les élections au Chili : Allende, chef de l’Unité populaire, une coalition de partis de gauche, l’emporta de justesse sur ses deux rivaux avec 36% des voix, soit une faible majorité de 30 000 votes. Ainsi, le Congrès devait confirmer sa victoire par un vote, qui serait presque certainement assuré par le soutien des Démocrates-Chrétiens. Les opposants de Allende savaient déjà que le point central du programme politique de Allende reposait sur la nationalisation des grandes multinationales américaines. En effet, les forces de gauche faisaient fortement pression pour que Allende arrête des décisions fermes contre les impérialistes américains. De plus, tous les partis chiliens s’entendaient sur la nécessité d’une telle action, malgré l’évidente difficulté politique et économique que ce geste représentait pour le parti au pouvoir.
C’est ainsi qu’en 1971, le texte de réforme constitutionnelle autorisant de telles nationalisations fut ratifié par le Congrès à l’unanimité. Le gouvernement de Allende appliqua si scrupuleusement ce texte que personne n’osa insinuer qu’il y dérogeait lorsqu’il déduit du montant des indemnisations les sommes perçues par la Kennecott et l’Anaconda à titre de «profits excessifs». Dans le cas de l’ITT toutefois, Allende tenta un accord, et proposa de racheter la compagnie à 24 millions de dollars. L’ITT en demanda 153 millions. Allende proposa alors de soumettre l’affaire à un groupes d’arbitres internationaux, ce que l’ITT refusa.
C’est alors qu’un certain journaliste nommé Jack Anderson publia un document, dans lequel il mettait à jour de nombreux complots auxquels l’ITT prit part, notamment au Chili. En effet, l’ITT avait tenté de diverses façons d’influencer l’élection afin d’empêcher Allende de prendre le pouvoir, et mettait tout en œuvre pour saboter l’économie chilienne en même temps qu’il négociait avec le gouvernement. Ce document révélait des informations si choquantes qu’Allende rompit immédiatement toute négociation avec l’ITT. En décembre 1973, Allende dénonça publiquement les agissements de l’ITT dans un discours à l’Assemblée générale des Nations Unies à New York.
Le 11 juillet 1971, Allende procéda à la nationalisation des mines de cuivre, et il fut décidé que les bénéfices supérieurs à 12% du capital seraient déduits des indemnisations. Cette doctrine des profits excessifs, qui fut d’ailleurs appelée la «doctrine Allende», laissait planer de nouveaux risques sur les intérêts des investisseurs, en raison de la justesse de ses bases juridiques et de son caractère inattaquable sur le plan international. Quelques temps après, soit en septembre 1971, lorsque les négociations avec l’ITT furent rompues, Allende plaça l’ITT sous tutelle, ce qui était en fait une façon discrète de la nationaliser. C’est ainsi qu’eurent lieu ces importantes nationalisations, qui amèneront, comme nous le verrons, à la participation de ces entreprises à l’étranglement économique et au coup d’État au Chili. Mais il importe tout d’abord de constater dans quelle mesure les intérêts de ces multinationales étaient menacés par la politique de nationalisation de Allende.

2.1 Les intérêts des compagnies cuprifères : l’Anaconda et la Kennecott

Notons tout d’abord qu’en 1970, malgré la «chilénisation» du cuivre par Frei, 90% de l’exploitation du cuivre était contrôlée par les sociétés américaines, et que 80% de l’industrie du cuivre appartenait également aux sociétés américaines. Or, le cuivre représentait 70% des exportations du Chili (mono-exportation). Ainsi, les compagnies américaines exerçaient leur main-mise sur 60% des exportations totales du Chili. De plus, 80% des devises du Chili provenaient du cuivre et rapportaient entre 700 millions et un milliard par an au Chili. La production était monopolisée par l’Anaconda, filiale de la First National City Bank, qui possédait les mines de Chuquicamata et de El Salvador, ainsi que par la Kennecott, du groupe Morgan Guarantee Trust, qui était propriétaire de la mine El Teniente. Cette dernière a investi jusqu’en 1971 pour 2,5 millions de dollars dans cette mine, et elle a rapatrié 1,5 milliards de bénéfices.
Comme nous l’avons mentionné précédemment, les compagnies cuprifères américaines avaient un très grand pouvoir sur les décisions prises par les gouvernements antérieurs à Allende. Ainsi, lorsque Frei acheta 51% des parts de la Kennecott en 1964, il endetta le Chili de 80 millions de dollars. La Kennecott et Frei s’entendirent de plus sur un barème d’impôt fondé sur le prix arbitraire de 20 cents la livre de cuivre, et ce barème demeura inchangé même lorsque le prix atteignit 80 cents la livre. Cette hausse de prix fut telle que les bénéfices de la Kennecott triplèrent de 1965 à 1968, passant de 43,8 à 126 millions de dollars, ce qui démontre bien la relation de subordination du pouvoir politique chilien face aux intérêts économiques des compagnies américaines, ainsi que la menace que représentait l’élection de Allende pour ces dernières.
On sait également que de 1955 à 1970, les bénéfices expatriés du Chili par l’Anaconda équivalaient à 21,5% du capital, alors qu’elle n’en tirait que 3,6% dans le reste du monde. À la même époque, les bénéfices expatriés du Chili par la Kennecott étaient de 52,8% du capital, alors qu’elle n’en tirait que 9,9% dans le reste du monde. Toujours à cette époque, leurs taux de profit se situaient entre 25% et 40%, alors que la rentabilité moyenne des entreprises minières aux USA et au Canada n’excédait pas 10%. Ainsi, l’Anaconda, sur 16,6% de ses investissements, tirait 79,2% de ses bénéfices, tandis que la Kennecott, sur 13,6% de ses investissements, tirait 21,3% de ses bénéfices. Au total, les bénéfices de ces deux entreprises au Chili s’élevaient à 774 millions de dollars, dont 410 millions pour la Kennecott et 364 millions pour l’Anaconda.
Il semble de plus qu’il était impossible pour les gouvernements chiliens de connaître la valeur exacte des installations et exploitations de ces compagnies cuprifères. La mine El Teniente, propriété de la Kennecott, était la plus grande exploitation souterraine au monde, tandis que la mine Chuquicamata, propriété de l’Anaconda, était la mine à ciel ouvert la plus importante que l’on connaisse. Ainsi, en 1971, le Congrès approuva la nationalisation sans connaître la valeur réelle des mines et de leurs installations. Cette volonté de secret de la part de ces compagnies est explicable du fait que, comme le répétait souvent Allende, les bénéfices estimés retirés au Chili par l’Anaconda et la Kennecott équivalaient, au minimum, à tout le capital social du pays depuis qu’il existe, c’est-à-dire depuis 1541! Dans ces conditions, il fut décidé que le Chili ne devait aucune indemnisation aux compagnies cuprifères, et qu’au contraire, ce sont ces dernières qui devaient au Chili 388 millions, soit 312 millions pour la Kennecott, et 76 millions pour l’Anaconda.
Toutefois, ni les compagnies cuprifères, ni le gouvernement américain n’étaient prêts à se résoudre à cette nationalisation, qui aurait sans aucun doute des répercussions internationales vu son statut juridiquement et politiquement inattaquable. De plus, le cuivre est un matériau stratégique industriel et militaire important, et le Chili étant l’un des plus grands producteurs-exportateurs de cuivre au monde, une attitude politique commune avec la Zambie et le Zaïre aurait entraîné un contrôle mondial de ce produit de base par ces trois pays. Il s’agissait donc d’intérêts plus vastes que la simple valeur matérielle des exploitations et installations nord-américaines au Chili, quoique leur valeur dépassait selon les estimations celle de n’importe quel bien nord-américain nationalisé au cours de la décennie précédente, depuis la nationalisation du canal de Suez. Les politiques de nationalisation du gouvernement Allende donnaient ainsi un fondement à l’étranglement économique planifié du Chili, ainsi qu’au futur coup d’État de 1973.

2.2 les intérêts de l’ITT

L’ITT disposait au Chili de sa filiale téléphonique la plus importante et exerçait un monopole de fait sur les communications téléphoniques entre autres, ainsi que sur la propriété des installations. Il s’agissait même du dernier pays (avec Porto Rico et les îles Vierges) dans lequel la multinationale exploitait encore une compagnie de téléphones en Amérique Latine. L’ITT tentait à l’époque de limiter ses investissements aux entreprises offrant le plus de sécurité et le moins de risques d’ordre politique possible. C’est pourquoi, peu à peu, l’entreprise diminuait ses investissements dans le domaine de la téléphonie en Amérique Latine au profit de complexes hôteliers, en particulier au Chili. La filiale chilienne de l’ITT était la plus importante tant au point de vue économique que politique, employant 6000 personnes, et ses actifs se chiffrant, selon les estimations de l’ITT, à 150 millions de dollars.
Ainsi, l’ITT avait des intérêts économiques considérables et hautement rentables au Chili, une singularité dans ce secteur d’activité. Elle exerçait de plus un rôle de coordination de tous les intérêts privés nord-américains au Chili. En effet, le caractère mondial de ses opérations lui conférait l’avantage d’une expérience unique dans le cadre de la politique intérieure et étrangère des États-Unis. N’oublions pas également que son service de renseignement, ses collaborateurs officiels et secrets et ses relations avec la CIA et le gouvernement des États-Unis lui permettaient d’influencer facilement les décisions des gouvernements chiliens en faveur des intérêts privés des compagnies nord-américaines. Mais lors de l’arrivée de Allende à la présidence, l’ITT s’inquiéta de savoir comment elle serait indemnisée, n’ayant aucune prise sur ce nouveau gouvernement de gauche.
Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’ITT, lors des négociations avec Allende, évaluait ses avoirs au Chili à 153 millions de dollars. En fait, elle ne souhaitait pas aboutir à un accord avec Allende, préférant toucher l’assurance de l’Overseas Private Investment Corporation. L’ITT se montra moins gourmande face à l’OPIC, demandant 92 millions en dédommagement des biens dont le Chili l’avait dépossédée. Par contre, ce recours pouvait être frappé de nullité si on pouvait établir la preuve que l’expropriation était la conséquence de l’attitude provocante de l’investisseur, à moins que cette attitude ait été spécifiquement commandée par le gouvernement américain. Cette demande d’indemnisation fut d’ailleurs refusée suite aux auditions de la sous-commission d’enquête sénatoriale américaine.
L’ITT était toutefois prête à perdre quelques dizaines de millions (sur un chiffre d’affaires annuel de 500 millions de dollars, cela compte peu). En effet, ce qui était menacé dépassait largement ses avoirs au Chili, et concernait davantage le reste de ses avoirs en Amérique Latine : son usine en Argentine, et le réseau téléphonique qu’elle y possédait, employant 4000 personnes, ses 13 000 employés brésiliens, ses implantations au Venezuela, au Pérou, à Panama, en Équateur et en Colombie. Elle craignait même les répercussions d’une telle nationalisation en France, où elle possédait trente sociétés différentes, vingt usines, des milliers de points de vente, près de 30 000 employés, les locations de voiture Avis, les téléviseurs Oceanic ou Sonolor, les cours Pigier, les parfums Payot, le constructeur Levitt, la Compagnie générale de constructions téléphoniques, le Matériel téléphonique, les lampes Claude, la distribution de surgelés Groko, pour n’en nommer que quelques-uns... Ainsi, il est évident que l’ITT ferait tout en son pouvoir pour éviter l’effet d’entraînement que pourrait provoquer la nationalisation de ses avoirs au Chili.

3.1 la contribution de l’Anaconda et de la Kennecott à l’étranglement économique du Chili et au coup d’État


Prévoyant la victoire de Allende en 1970, l’Anaconda et la Kennecott ont pratiqué une politique de terre brûlée : elles exploitèrent seulement les veines de haute teneur et doublèrent ainsi leurs bénéfices annuels. À la mine Chuquicamata, l’Anaconda cessa d’évacuer la roche stérile, laissant ainsi s’accumuler au fond de la mine 57 millions de tonnes de roche qui ont gêné la poursuite de l’exploitation. Le coût de la remise en état se chiffra à 30 millions de dollars en trois années de travail à Chuquicamata et 13 millions à El Salvador. En 1972, pour la première fois de l’histoire de l’industrie du cuivre chilienne, la mine Chuquicamata n’amassait aucun profit, étant plutôt déficitaire de 5 millions de dollars. Cette situation s'explique par le fait que le Chili n’avait plus accès aux pièces pour réparer les machines et les réparations furent grandement retardées, suite à l’embargo promulgué par les États-Unis en 1971. L’Anaconda organisait de plus des réunions «ad hoc» entre plusieurs importantes compagnies au Chili, dont la Kennecott et l’ITT, afin de faire pression sur le gouvernement du Chili. Ce groupe fut d’ailleurs avisé lorsque Kissinger «prit les choses en main». Notons également que, tout comme l’ITT, l’Anaconda entretenait des liens étroits avec Patrie et Liberté, le groupe para-militaire derrière la tentative de coup d’État du général Viaux en 1970.
De son côté, la Kennecott avait menacé d’employer «tous les moyens nécessaires» pour faire valoir ses droits sur le cuivre de la mine El Teniente. Elle publia avec l’aide de l’ITT un «livre blanc» et amorça une campagne contre le Chili. Les mesures de rétorsion se multiplièrent alors : blocage des biens et avoirs chiliens aux États-Unis, refus des machines et pièces de rechange pour les mines, sabotage des mines et pressions pour le déclenchement de grèves, pressions internationales pour empêcher la consolidation de la dette chilienne, saisie-arrêt des exportations de cuivre vers l’Europe, et surtout, pressions sur le cours du cuivre. En effet, les États-Unis, sans doute suite aux pressions des compagnies cuprifères américaines, prélevèrent 250 000 tonnes de cuivre sur leurs stocks stratégiques. Le prix du cuivre passa ainsi de 64,1 cents la livre en 1970 à 49,3 cents la livre en 1973, soit une baisse de 23%. Le manque à gagner pour le Chili était alors de 300 millions de dollars par année, soit 1 milliard en trois ans.
Ainsi, en août 1971, les États-Unis coupèrent les lignes de crédit destinées au Chili et la Banque mondiale, à son tour, annula 250 millions de dollars de crédit. Ce même mois, les dirigeants des mines Chuquicamata et El Teniente déclenchèrent une grève, qui représenta une perte de 40 millions pour le Chili. Mais la Kennecott fit beaucoup plus pour mettre des bâtons dans les roues à Allende, en allant devant les tribunaux en 1971 pour organiser un blocus légal international du cuivre chilien. La multinationale souhaitait ainsi affecter les ventes futures de cuivre car les clients ne seraient pas intéressés à risquer des ennuis légaux et possiblement des délais coûteux dans les livraisons. Elle continua ensuite ses démarches envers l’Europe en 1972 afin de planifier une saisie-arrêt sur le cuivre chilien, et ainsi répandre l’impression que le cuivre chilien était un produit en litige et perturber son marché, ce qui en bout de ligne causerait de grandes pertes pour le Chili. Ensuite, chaque fois qu’un navire chargé de cuivre jetait l’ancre au port de San Antonio, la Kennecott à New York recevait des rapports de la U.S. Navy, qui recevait ses informations du First National District of Chile. Cette information démontre bien les liens serrés de la Kennecott avec le gouvernement américain, qui au même moment se préparait déjà à organiser le coup d’État de 1973 avec l’armée chilienne. Ainsi, la décision de la majorité des organisations internationales de crédit de suspendre leurs activités en faveur du Chili, jumelée à l’embargo sur le cuivre chilien et les multiples exemples de sabotage et de nuisance à la production chilienne du cuivre, dessine en fait une vaste opération visant littéralement à mener le pays au bord de la faillite économique.

3.2 la contribution de l’ITT à l’étranglement économique du Chili et au coup d’État

L’ITT avait déjà tenté par plusieurs moyens d’empêcher Allende d’accéder à la présidence. Des démarches avaient déjà été entamées en ce sens par McCone envers la C.I.A., et également auprès de Henry Kissinger, par une offre de contribution financière, venant directement de Geneen, le président de l’ITT, pour une «somme s’élevant à sept chiffres» . De plus, 400 000 dollars avaient été accordés en publicité au journal chilien de droite El Mercurio, afin que ce dernier présente des nouvelles alarmistes qui sèmeraient la panique dans les milieux financiers et industriels en lien avec le Chili. Les éditoriaux du El Mercurio furent également transmis jusqu’en Europe par l’ITT. Puis, suite à l’élection de Allende, aux négociations concernant l’indemnisation, et suite au terme brutal de ces négociations vu les révélations choquantes concernant les activités illicites de l’ITT au Chili, la multinationale décida qu’elle devait par tous les moyens mettre un terme au mandat de Allende, l’unique obstacle à son pouvoir économique, politique et social au Chili.
Dans un texte de l’ITT, adressé au ministre du Commerce américain Peterson, en septembre 1971, soit juste après que l’ITT fut nationalisée, on pouvait lire qu’ «Il faut tout mettre en œuvre, sans éclat, mais par les moyens les plus efficaces, pour veiller à ce que Allende n’aille pas au-delà des six prochains mois, qui seront cruciaux». L’ITT présentait ainsi en 1971 un plan en 18 points de sabotage économique qu’elle proposa au ministre Peterson. L’ITT présenta en même temps une liste des sociétés travaillant avec le Chili qui pourraient participer à l’application du plan. Ce plan en 18 points comprenait entre autres une volonté de stopper les crédits bancaires, ainsi que toute aide technique, mettre en faillite une ou deux associations d’épargne et de crédit chiliennes, subventionner le journal El Mercurio, fomenter le mécontentement dans l’armée par les désordres intérieurs, provoquer la violence de l’extrême droite pour susciter la riposte de l’extrême gauche, ce qui créerait les conditions d’une intervention militaire, détériorer l’économie, et coopérer avec la C.I.A. pour envisager les meilleurs moyens de «serrer l’étau pendant six mois» entre autres…
En fait, l’ITT avait déjà entamé la réalisation de ces objectifs bien avant que le gouvernement américain se mette de la partie entre 1972 et 1973. Ce dernier appuyait par contre les menées de l’ITT, et appliqua presque intégralement les consignes de l’ITT contenues dans le plan en 18 points. En effet, ce dernier avait l’avantage de permettre au gouvernement américain d’intensifier ses pressions contre le Chili par divers degrés d’intervention économique, financière, politique et armée. Bien avant l’écriture de ce document, l’ITT avait tenté de faire fuir les capitaux des banques chiliennes à la nouvelle de l’élection de Allende, et avait réclamé l’asphyxie financière du Chili à Kissinger. Ce dernier, dès juillet 1971, coupa tous les crédits au Chili, suite aux demandes répétées de l’ITT entre autres, ainsi que de la part d’autres multinationales américaines implantées au Chili. C’est ainsi qu’en novembre 1970, le Chili était financé par les banques américaines pour un montant de 220 millions de dollars. En novembre 1971, le chiffre tomba à 88 millions de dollars, à 36 millions en janvier 1972, et à 32 millions en décembre de la même année. Washington multiplia de plus les directives à ses représentants dans les organismes de financement multilatéraux pour que le Chili ne reçoive plus de subsides de leur part. Ainsi, la Banque mondiale, théoriquement indépendante, refusa tout investissement, tout comme le Fonds monétaire international et la Banque interaméricaine de développement. En fait, la seule aide américaine au Chili qui ne fut jamais supprimée pendant la période Allende fut l’aide militaire...
L’ITT continua ensuite son action «en sous-main» jusqu’en 1973, en apportant au total un milliard de dollars pour étouffer économiquement le Chili. La compagnie multipliait de plus ses approches envers l’armée chilienne, afin de sélectionner quelques membres des forces armées et les conduire à un soulèvement contre le gouvernement en place. L’ITT intervint également auprès des sénateurs américains Scott et Mansfield afin que ces derniers «oublient» d’inclure au budget des crédits nouveaux pour l’aide à l’Amérique Latine. Elle organisa de plus la grève des camionneurs de 1972 à travers tout le Chili, en rémunérant les grévistes en argent américain. Ainsi, pour le seul mois d’octobre 1972, 200 millions de dollars supplémentaires furent introduits au Chili, ce qui fit même perdre au dollar 30% de sa valeur sur le marché noir. L’ITT s’évertua aussi pendant cette période à salir systématiquement le nom des diplomates qui ne partageaient pas ses principes politiques. De plus, il est clair que l’ITT, tout au long de la préparation du coup d’État par certains haut gradés de l’armée chilienne, avec la participation effective de la C.I.A. et du gouvernement américain (Kissinger) , était tenue au courant de tous les développements de la mise en place du putsch militaire qui eut lieu le 11 septembre 1973. La preuve en est que l’ITT était au courant, tout comme le gouvernement américain, de la préparation de la tentative de coup d’État du général Viaux en octobre 1970.

C’est donc ainsi que les intérêts de l’ITT, et dans une moindre mesure ceux de la Kennecott et de l’Anaconda rejoignirent les intérêts du gouvernement américain, et menèrent l’étranglement économique du Chili et finalement, au coup d’État de 1973. En effet, à cette époque de guerre froide contre l’URSS, le gouvernement américain ne tolérait pas qu’un pays dans sa sphère d’influence passe du côté socialiste. La plus grande crainte du gouvernement américain était en fait que le Chili devienne éventuellement une base pour les missiles soviétiques. Il craignait également l’exemplarité du cas chilien à d’autres pays d’Amérique Latine et même d’Europe.
Somme toute, le premier constat à établir est qu’effectivement, il existe des rapports étroits entre les intérêts privés et les gouvernements, autant ceux précédant Allende au Chili que le gouvernement américain. Ainsi, lorsque ceux-ci se retrouvent dans une situation où ils ont une communauté d’intérêts naturelle, il est bien difficile pour quiconque de s’opposer à cette coalition à la fois politique et économique. Il est également possible d’avancer, grâce aux nombreuses preuves dont nous disposons, que l’ITT, la Kennecott et l’Anaconda ont effectivement participé activement à l’étranglement économique du Chili entre 1970 et 1973, et qu’elles ont suivi de près l’organisation du coup d’État militaire de 1973. La raison en est que leurs intérêts à la fois économiques et politiques étaient en jeu, le gouvernement de Allende ne leur permettant plus de contrôler le pouvoir politique à leur guise, et de voler impunément au Chili ses richesses. Ces compagnies multinationales ont ainsi démontré que leur pouvoir est éminemment plus vaste que le simple pouvoir économique, agissant dans ce cas presque comme des nations autonomes. Il est finalement possible d’affirmer qu’effectivement, il semble bien que le pouvoir politique peut facilement découler du pouvoir économique, et que la ligne à franchir entre ces deux sphères théoriquement distinctes est bien mince.

BIBLIOGRAPHIE
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