Une semaine à Québec - première partie

Soumis par phil le dimanche, 6 mai, 2001 - 15:07 Compte-rendu
Contrôle socialMouvements sociaux

On excusera le petit nombre de prénoms, qui alourdit un peu le texte, mais je ne veux pas servir davantage le Service Canadien de Renseignement et de Sécurité. Les personnes qui voudraient passer tout de suite aux parties les plus "palpitantes" sont invitées à aller aux textes des 20 et 21 avril. Cela dit, ça n’empêche pas les journées précédentes d’être intéressantes ! Il y a un peu de tout : récit personnel, commentaires sur les diverses stratégies politiques, réflexions plus sociologiques...


Québec, le lundi 16 avril 2001

Voilà. Ce que nous attendions depuis un an est arrivé : le Sommet des Amériques. Je vais essayer de noter ici ce qui se passe, ce que je vois. Je suis arrivé vers 17h. Parti de Montréal, j’ai eu la chance d’avoir un lift par la liste courriel du CMAQ. Je suis embarqué avec Denise, journaliste environnementale, qui m’a parlé de la guerre des journalistes pigistes. Il y avait aussi un autre gars dont j’ai oublié le nom, journaliste indépendant anglophone qui étudie à McGill.

J’ai été chanceux : peu après mon arrivée à Québec, j’ai rencontré trois amies de la CLAC dans l’autobus 801. J’ai pu laisser mon sac chez un ami d’entre elles, car il y a encore bien peu de gens arrivés à Québec (ou en tout cas, ils ne se montrent pas).

Mardi 17 avril 2001

J’ai réussi à trouver mon monde ; j’ai dû voir une dizaine de membres de la CLAC. Les plus impliqués apprivoisent les cellulaires procurés pour l’occasion, scène étrange s’il en est une.

On attend de pouvoir faire une réunion de coordination. Tout est quand même assez tendu. On a deux endroits principaux où loger : l’Université Laval et l’ancien immeuble de la G.R.C. (!!!). Le "lieu de rassemblement", ou Centre de convergence, reste encore secret.

J-F a vu des policiers circuler autour du "centre G.R.C.", comme on l’appelle maintenant. Il les a vus prendre des numéros de plaque d’immatriculation, etc. On m’apprend que la S.Q. a acheté un hélico de 12 millions pour l’occasion, avec infra-rouge et tout le kit, une information que j’aurais une infinité d’occasions de vérifier au cours de la semaine. Ça stimule le sentiment de paranoïa!

J’ai vu un peu les clôtures. Étrange vision. Comme si on attendait de mettre en scène une guerre civile. Crise d’octobre anticipée. Le décor est là, mais tout le monde continue son train-train comme si rien n’était (en tout cas, c’est l’impression qu’ils et elles donnent).

C’est une démesure équivalente à Octobre 1970. On est plus nombreux-ses, mais pas mal plus doux! Ça fait se demander qu’est-ce qui se passerait s’il y avait de réelles menaces d’insurrections... N’est-ce pas pour ça que les dictatures sont si armées? Parce que la révolte est proche? Est-on libres parce qu’on est libres ou est-on libres parce qu’on ne fait rien?

Nous sommes allés au centre d’hébergement ex-GRC. Il y a même encore, dans le sous-sol, les portes grillagées des cages où ils et elles mettaient le matériel confisqué! Pour le reste, ça a 4 étages, c’est très (trop) chauffé, et la CLAC n’a qu’une salle! D’ailleurs, il y a déjà pas mal de militant-es de l’extérieur du Québec qui sont arrivé-es, à en juger par l’occupation des salles.

Par après, il y a eu une réunion un peu mal organisée. Ça a pris du temps avant d’être assez organisés, en fait... Heureusement ça s’est replacé avec les jours. J’imagine que c’est aussi pour ça qu’on est arrivés en début de semaine.

Après on est allés une gang porter de la bouffe d’un camion à un appartement. Une fois tout vidé, on voit une auto de police nous dépasser sur la rue et attendre au coin. Nous sommes partis, et ils nous ont suivis pendant 4 ou 5 coins de rue. On commençait à stresser pas mal... Finalement ils nous ont dépassés. Intimidation...

J’étais un peu sur les nerfs alors j’ai décidé d’aller tout de suite voir une amie du Collectif de Recherche Autonome et Critique (CRAC). Finalement il n’y avait qu’elle et une autre d’arrivées, au début en tout cas. Par après, d’autres sont venus nous rejoindre. Le CRAC a eu pas mal de bonnes idées pour la fin de semaine, comme former un contingent "capitaliste" pour la manif du 21 avril. L’un d’entre eux a fait un communiqué de presse pour l’Association des Jeunes Gestionnaires d’Investissement en Capital. Certains médias sont déjà tombés dans le panneau : une entrevue a été donnée pour la CBC Radio. On a fait plein de pancartes pro-capitalistes pour le 21, telles
"Tout chômeur est un entrepreneur qui s’ignore"
"L’économie n’est pas une maladie!"
"Les générations passent, le Capital reste"
" Nous sommes tous des entrepreneurs "
"Je pollue, je paie; où est le problème?"
"Résistons à l’oppression protectionniste"
"Pas d’économie sans ordre, pas d’ordre sans économie"
"La richesse à ceux qui le méritent!"
etc., etc.

On s’est pas mal amusés! Le pire c’est que des CRACien-nes ont pris des affiches "À Vendre" (Remax, etc.) du quartier pour faire les pancartes!

Autre chose: des CRACien-nes ont fait un enregistrement de 20 minutes en studio sur la ZLÉA, pour bloquer des radios de masse et demander que le message soit diffusé.

Bref, c’était pas mal bien et on s’est couchés vers 3 heures.

Mercredi le 18 avril 2001

Le matin, certain-es d’entre nous avons décidé de nous promener près du périmètre et à l’intérieur, comme c’était encore possible... Nous sommes donc allés près des hôtels, nous avons longé les blocs de béton. J’aime mieux les graffitis que les fleurs et les décorations sur les clôtures, qui font un peu "c’est pas parce que ça va mal, que nous les Québécois, on ne peut pas être gentils".

En marchant, nous avons vu que les hélicoptères allaient se poser près de la Citadelle, alors nous nous sommes dirigés là. La Citadelle étant faite avec de grands fossés de pierre, nous ne pouvions pas nous rendre au milieu, mais on entendait beaucoup les hélicos. À un moment donné, deux hélicos décollent et passent 30 ou 40 mètres au-dessus de nos têtes. On les regarde: c’est l’armée américaine [1]. On voit l’étoile, le "logo". Nous sommes restés un bout de temps sous le choc.

Dans notre marche, nous sommes aussi passés au Sommet des Peuples. Il fallait être inscrits pour entrer aux Conférences, mais nous avons circulé dans le Marché du Vieux-Port, où il y avait plusieurs kiosques.

Il me vient de drôles d’impressions en marchant dans les rues de Québec. D’abord, je trouve que les militants anglophones (et francophones aussi, d’une certaine façon) reproduisent une forme de "colonialisme touristique". Ils ne semblent pas chercher à apprendre la langue, à connaître les habitant-es locaux-ales. Je n’écris pas ça par nationalisme primaire, je trouve seulement ça important de ne pas reproduire les logiques qu’on dénonce, telles l’impérialisme, et de respecter les populations locales.

L’autre drôle d’impression, c’est celle d’un gros pow-wow. Tout le monde arrive ici, délégués, manifestant-es, journalistes, policier-es, pour une sorte de mise en scène de trois jours. Tout le monde va attendre de voir comment la pièce va se présenter. Tous les éléments viennent assister à leur propre détonation annoncée. En ce sens-là, ce n’est pas comme Octobre 1970, ou comme une révolution où les choses éclatent, c’est une scène prévue depuis des mois, que tout le monde attend. Spectacle de la Révolution...

En après-midi, nous sommes allés voir le Centre de Convergence de CLAC et CASA, installé à Limoilou. C’est un bon choix de locaux. J’y ai fait l’accueil pendant plusieurs heures, de 16 à 19 heures environ. J’ai pu jaser avec beaucoup de militant-es de l’extérieur. Ils sont vraiment venu-es en nombre important. Il y en a déjà 50 d’Edmonton (en tout cas, que je sais).

Nous avons appris qu’il y avait eu de premières arrestations, dont certaines à Montréal. Des gens du groupe Germinal auraient préparé des bombes fumigènes pour les manifestations. Ce n’est quand même pas la fin du monde... Il semblerait qu’ils aient été infiltrés par quelqu’un qui leur aurait trouvé du matériel.

En soirée, à 18 hres, il y avait un premier spokescouncil avec les groupes de l’extérieur. Il y avait énormément de gens, ça n’arrêtait pas d’entrer! Encore une fois, la plupart était de l’extérieur du Québec : Maritimes, Ontario... Les gens du Québec arrivaient seulement, pour la majorité, à partir du 19 avril.

Les groupes avaient de bonnes idées. Certain-es avaient fait 3000 foulards quand ils et elles ont appris, il y a quelques semaines, que la ville de Québec avait interdit le port de masques et foulards dans un attroupement (règlement qui est tombé par la suite).

Le principe des zones semble aussi bien passer. Une zone verte pour les actions pacifiques, festives et à faible risque d’arrestation, une zone jaune pour les actions pouvant être illégales mais non-violentes, et une zone rouge pour les actions à plus haut risque. Les groupes annoncent leur intention de faire des actions vertes, des actions jaunes.

Je pense que le fait que Salami se soit un peu retiré de la mobilisation pour Québec, en faisant un teach-in le 20 et en participant à la marche le 21, a laissé la majorité de l’espace à CLAC et CASA (et aussi à la GOMM - Groupes opposés à la mondialisation des marchés). C’était une erreur stratégique de la part de Salami, car CLAC et CASA peuvent même réunir les pacifistes dans leurs actions.

Après cette rencontre, nous sommes retournés au "logis du CRAC". Une d’entre nous, qui revenait du Sommet des Peuples, avait une copie de la "fuite" des négociations de la ZLÉA. Cette partie comporte les questions d’investissement (droit de poursuite des entreprises pour perte de profits), mais en plus, il y a la "protection contre les troubles" qui était présente dans l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), qui pourrait être incluse dans le traité de la ZLÉA. En tout cas, elle est négociée. La clause État-policier [2]. C’est une grosse nouvelle.

Nous nous sommes couchés plus tôt, j’ai eu une meilleure nuit.

Jeudi 19 avril 2001

J’ai beaucoup marché pour trouver où se tenait le pique-nique anti-OGM. Je pensais qu’il était sur les plaines d’Abraham, mais finalement il était devant les bureaux du ministère de l’Agriculture.

En marchant j’ai fini par me retrouver tout seul, dans le centre-ville de Québec, dans le périmètre. Je n’aimais pas trop ma situation... À un moment, j’ai même croisé une policière en habit "de confrontation": énorme casque, matraque d’environ 60 cm de long.

Finalement, j’ai retrouvé des connaissances qui se rendaient au Ministère. La bouffe était bonne, il devait y avoir un 200 personnes. Pendant notre dîner, les "Bikesheviks vélorutionnaires" sont arrivés à Québec, devant nous. Ils devaient être 30 ou 40, et semblaient avoir le moral très haut, étant donné qu’ils étaient (enfin) arrivés!

Il y avait des discours un peu moyens, mais après ce fut au tour de José Bové. Je ne suis pas trop féru du vedettariat, mais je dois dire que ça ne semble pas lui avoir trop monté à la tête. En plus, il a encouragé les gens à arracher des plants transgéniques, à étiqueter dans les épiceries, "à ne pas hésiter à agir dans l’illégalité".

Après son discours, une journaliste du Ottawa Citizen a demandé à Marie et moi ce que ça nous faisait d’entendre de tels appels à l’action illégale. Je lui ai répondu, sarcastiquement, que je trouvais ça scandaleux. Je trouvais cette question tellement conne après tout ce que Bové avait dit: brevets sur les plantes, éventuellement sur les animaux, et peut-être même sur les humains.

Dans l’après-midi, nous sommes allés à une conférence de presse CLAC-CASA-OQP-GOMM-International Socialist, une sorte de front commun anti-ZLÉA. C’était une avancée politique majeure. Nous sommes arrivés vers la fin du point de presse. Les journalistes ont encore axé la question sur les divisions violence/non-violence. C’en est révoltant. Les médias de masse sont de véritables rapaces.

Tanya, de la CLAC, est suivie par une équipe qui fait un documentaire sur 5 militant-es à Québec. D’habitude les médias alternatifs sont supposés faire du meilleur travail... Tanya est vraiment devenue un animal de laboratoire. J’ai pris des photos d’elle filmée, pour achaler l’équipe de tournage.

À la conférence de presse, nous avons pu prendre une boîte de tracts à une membre du CRAC, pour la visite du Collectif aux centres d’achats. Finalement, nous n’étions que cinq à faire cette diffusion. Nous sommes allés à Ste-Foy, à la Place Ste-Foy, pour nous faire repousser très rapidement par des agents de sécurité qui se prenaient pour la CIA protégeant George W. Bush. Le centre d’achats juste à côté, Place de la Cité, a réagi de façon opposée, nous laissant passer nos tracts.

Ceux-ci étaient conçus exprès pour les "non-militant-es" (pour les "non-politisé-es" à la limite), avec une métaphore de pêcheur, une explication vulgarisée de ce qu’est la ZLÉA. C’est quelque chose à faire plus souvent, les gens étaient généralement très ouverts. Il nous faut rejoindre les travailleurs, les consommateurs (ça revient souvent au même), ce que nous ne cherchons pas à faire véritablement, je pense.

Par après je suis allé au Nouveau Centre de Convergence de CLAC et CASA, au Pavillon Desjardins de l’Université Laval. Je n’ai pas trop compris pourquoi il fallait changer, probablement par manque d’espace. Il y avait un autre spokescouncil de commencé, on y parlait de coordination d’actions jaunes pour bloquer les trois principales voies d’accès au périmètre. C’est encourageant.

Après le souper, à 20h, c’était la Marche au Flambeau. La première manifestation, le premier test. J’étais un peu nerveux, je préparais tout mon "équipement" : imperméable (pour que les gaz glissent), lunettes de ski, masques, caméra. En théorie, je ne devais pas avoir besoin de tout ça étant donné que c’était une marche verte.

Ce fut effectivement le cas, de manière étonnamment réussie. Une très belle marche. L’ambiance était décontractée, ce qui n’empêchait pas le contenu d’être agressif. Une manif pacifique mais pas mouton. Fait étrange : le très faible nombre de policiers. On dirait qu’il y en avait autant que dans une manif de 300 personnes à Montréal. Pourtant nous devions être 1500-2000. C’était sympathique. C’est rare qu’on a l’occasion de marcher devant des bungalows, à Montréal en tout cas. On essayait d’inviter les gens à nous joindre.

Le seul problème de la marche était sa longueur. De 20h30 à 22h30 de bonne marche, c’était fatigant. Il n’y avait qu’une amie de l’UQÀM qui était encore capable de crier des slogans... On s’est rendus jusqu’à l’Ilot Fleuri. C’est un espace sous une autoroute, avec des piliers couverts de "tag". Ça faisait une ambiance vraiment particulière, tout ce monde dans une place un peu underground... Déjà qu’on est plutôt marginaux, en un sens...

Il y a eu de la musique, un spectacle. Le comité culturel de la CLAC a vraiment montré son efficacité. Le son était très bon. Des amis et moi sommes montés sur une route inutilisée parce que menant à un tunnel jamais construit. Il semblerait que le groupe présent sur place était Les Cavaliers Noirs, un groupe rap.

Après cette journée exigeante, nous sommes retournés au Q.G. du CRAC :). Le sommeil était bien mérité, mais les journées suivantes allaient être bien plus exigeantes encore...

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[1] Pour celles et ceux qui se le demanderaient, ce n’était pas George W. Bush, étant donné qu’il est arrivé vendredi, mais c’était probablement le même trajet qu’il a effectué ce jour-là.
[2] L’Accord multilatéral sur l’investissement était négocié à l’Organisation de Coopération et de Développement Économique, un regroupement des 25-30 pays les plus industrialisés de la planète. Inspiré du chapitre 11 de l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain, qui portait sur l’investissement, l’AMI allait beaucoup plus loin en permettant aux entreprises de poursuivre les gouvernements dans un plus grand nombre de secteurs. La section intitulée "Protection contre les troubles" permettait aux entreprises d’intenter des poursuites s’il y avait guerre civile, insurrection, révolte, émeute (grève, à la limite), ce qui, si l’Accord avait été signé, aurait forcé les État à développer leur appareil répressif pour ne pas avoir à payer des millions de dollars aux corporations. Les négociations sur l’AMI ont échoué en 1998.