La marche du silence

Soumis par tatien le samedi, 21 avril, 2001 - 23:59 Compte-rendu
Mouvements sociaux

Le départ se fait à 13h30 pile, tout à côté de la Gare du Palais, au son des tam-tams et du vrombissement d'un hélicoptère. Il fait très chaud et je me rends bientôt compte que j'aurais dû laisser mon veston dans l'autobus. Le café que j'ingurgite ne me donnera certainement pas de sensations fortes étant donné son taux élevé de dilution: au moins, est-il équitable. Nous avons 2.5 kilomètres à parcourir jusqu'à notre point d'arrivée, le Parc Victoria. Ainsi s'amorce la manifestation la plus morne que ma douce jeunesse ait connue.

Une grande marionnette de George W. Bush, tenant entre ses mains un bébé avorté, nous sourit au passage. Toutes les grandes organisations sont présentes: les centrales syndicales et organisation de travailleurs (CSN, CSD, DTQ, UCT, CSQ), l'Alliance Sociale Continentale, le groupe ATTAC, Greenpeace, OQP 2001, le Parti Communiste et l'Église de Scientologie (!), pour ne nommer que ceux que je me remémore. On nous remet des drapeaux du Québec et de Cuba, des autocollants, des pamphlets et des journaux [1].

13h45. Devant la Gare, un groupe dépose une banderolle longue d'une centaine de mètres remplie d'inscriptions, de grafitis, de signatures et de dessins de toutes sortes. Un groupe de "cheerleaders" nouveau genre nous sert quelques chansons qui, bien qu'amusantes, ne semblent pas trouver un auditoire très enthousiaste: il fait très chaud et le silence presque religieux des lieux semble imposer le respect aux manifestants. Nous apprenons que le "bal" est reparti près du périmètre de sécurité.

14h15. Le cortège s'avance sous l'autoroute Duplessis, à bonne distance de la Haute-Ville. Les "polices" de la CSN nous disent de serrer les rangs [2]. Quelques "So-so-..." courageux, criés par les manifestants les plus "hardcore", se noient dans le bruyant silence de la marche, m'incitant à croire une fois de plus que (1) le terme "Marche" [3] était peut-être à prendre au sens littéral et (2) il se pourrait bien que je comprenne à présent l'origine de l'expression typiquement québécoise "so-so".

14h20. Émergeant de sous la route dans un silence ma foi assez énervant, nous humons une odeur âcre et acidifiée: des relents de lacrymogènes de la Haute-Ville. Même à cette distance (nous sommes certainement à un kilomètre de la clôture, nous pouvons à présent apercevoir le Centre des Congrès, où se réunissent ceux que nous haïssons... silencieusement), j'en ressens les effets: mes yeux s'assèchent, mon nez pique et la peau de mon visage m'irrite un peu. Une petite démangeaison, mais assez pour mettre la foule silencieuse en émoi pour quelque temps.

Quelques personnes revêtent des foulards pour se protéger des émanations, ce qui crée pendant un moment une impression étrange. Ma maman qui m'a suivie au Sommet des Amériques ressemble à présent à un membre du Black Block, prête à défoncer la première barricade venue. Un homme imbibe le foulard de mon petit frère [4] d'eau citronnée pour l'aider à respirer. Moi, je ne mets pas de foulard, par solidarité pour ceux qui sont en haut et pour me pratiquer un peu. Jean Chrétien haut sur échasses, un bidon d'eau privatisée à la main, et un groupe de vaches folles dansent au son des tambours qui viennent ranimer un peu la foule intoxiquée alors que nous nous engageons sur la rue de la Couronne, nous éloignant du Centre-Ville et des émanations nocives.

14h30. Sur le trottoir, des manifestants déguisés en hommes d'affaires brandissent une banderole de la "Youth Capital Investment Association" et scandent: "Oui à l'exploitation, oui à la ZLÉA!" et "La richesse à ceux qui le méritent!", ce qui nous fait bien rigoler.

14h40. Nous tournons à gauche sur Prince-Édouard, puis nous poursuivons sur Laurentienne. La marche s'éloigne carrément de la ville. Au moins, les gaz ne nous incommodent plus...

14h50. On tourne à gauche sur Pointe-aux-Lièvres, croisant au détour quelques "Raging grannies". Le manque d'énergie se fait sentir de plus en plus: peu de gens font désormais l'effort de pousser des slogans, tant cet effort est vain. L'Union des Revendicateurs Idéalistes Évolutionistes Libertaires (ouf!) nous sert quelques vers d'une poésie engagée. À notre droite s'étend ce que nous appelons généralement en langage populaire un "champ de vaches". Mais pas de vaches. Nous sommes en plein coeur du quartier industriel et je commence à comprendre les raisons du silence omniprésent.

Depuis le début de la marche, nous n'avons pas vu de policiers ni de médias. Ah! Il y a bien sûr cet hélico qui vient faire son tour une fois de temps en temps et je me rappelle peut-être avoir vu une caméra au début de la marche (à moins que cet événement n'ait été recréé par mon cerveau afin de combler une contradiction impossible à gérer par mon subconscient) mais depuis un bon bout de temps, je semble bien être le seul journaliste sur place [5]. Donc à quoi bon crier et chanter si personne ne nous écoute? [6]

15h00. Nous traversons un pont. On sent une atmosphère de déception, voire de frustration. Les gens se demandent où nous allons déboucher. Nous sommes "in the middle of nowhere". Nous sommes les déportés du Sommet de Québec, exilés vers un endroit où nous ne ferons pas de bruit, loin des oreilles que nous souhaitons atteindre.

15h20. Les poings serrés, nous arrivons au Parc Victoria, près du Centre des Foires et de l'hippodrome. Il paraît qu'il y a eu une brèche rue Ste-Geneviève qui a été bouchée par un bélier qui a ensuite pris feu, et une autre ouverture sur St-Jean qui elle, n'a pas été bouchée. Je souhaiterais être là avec ma gang de syndicalistes, la police aurait pas le choix de se tasser et on pourrait entrer dans le Vieux-Québec et libérer le monde. Mais ce n'est pas pour aujourd'hui, je crois.

En regardant ces gens venus en grand nombre d'à travers le Québec et le reste de l'Amérique, je me dis que la sécurité au Sommet de Québec a été très efficace. Les groupes "violents" ont été repoussés, bien sûr, avec peu d'efforts. Mais le gros des manifestants, les "monsieur-madame-tout-le-monde", tous ceux qui sont venus aujourd'hui parce qu'ils sont contre la ZLÉA, contre la précarisation des emplois, contre l'augmentation des écarts de richesse, contre l'exclusion, contre les inégalités, etc, ont aussi été repoussés par la barricade. Repoussés par les images-chocs, les gaz, la clôture, les flics: bref par la peur. Et repoussés si loin du Centre-Ville que personne ne s'intéressera vraiment à eux. Oh! il y aura un petit "topo" de 30 secondes ce soir, on verra quelques images, mais rien comparé à la couverture médiatique des conflits autour du périmètre. La grande majorité des dirigeants prenant part au Sommet, bien à l'abri dans leur tour de Jade, regagneront leur pays demain sans avoir entendu un seul cri, un seul slogan, un seul bruit pouvant leur indiquer qu'il y a des gens à l'extérieur qui ne sont pas d'accord avec ce qu'ils sont en train de faire.

16h00. Une petite "conférence" du Sommet des Peuples a lieu sur place. J'ai pris quelques commentaires au hasard: "Nous sommes les premiers libre-échangistes des Amériques." (Ghislain Picard, Représentant des Peuples Autochtones des Amériques)

"[c'est la] fin de la domination tranquille des néo-libéraux qui dure depuis 30 ans!" (Marc Laviolette, Président de la CSN) [7]

16h30. Retour au bercail. Fatigués et déçus, nous regagnons les autobus. Comme pour nous narguer, l'ancien Colisée de Québec, devenu Colisée Pepsi, se dresse sur notre chemin. Avant d'entrer dans l'autobus, mon regard se porte sur les canettes de Pepsi offertes par le syndicat dans la soute à bagages. Une envie soudaine me prend.

Triste époque [8].

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[1] Les manifestations et événements publics sont le meilleur endroit pour obtenir de l'information gratuite: j'ai de la lecture pour quelques jours...
[2] Il est intéressant de noter que, comme nous le verrons plus loin, nous n'avons croisé aucun policier ou soldat au cours du trajet! Je tiens donc à remercier pour l'occasion le superbe travail des membres de la sécurité syndicale qui ont été très bien préparés à faire face à une foule aussi aggressive que la nôtre: les forces de l'ordre syndicales ont sû nous empêcher de prendre la mauvaise direction et de nous cogner sur un lampadaire en frôlant les trottoirs de trop près
[3] "... des Peuples"
[4] Et oui! Et mon papa aussi est là: je mobilise, moi!
[5] Ce qui fait, cher lecteurs assidus de l'Insomniaque, que vous être peut-être en train de lire le seul compte-rendu réellement fiable de cette Marche des Peuples!
[6] C'est un peu comme aller s'enchaîner tout seul au milieu d'un bois pour protester contre les coupes à blanc et crier : "Je ne bougerai pas d'ici tant que vous continuerai ce massacre intolérable d'êtres vivants!"
[7] Qui ajoute que les 34 représentants au Sommet ne sont pas capables, eux, de mobiliser autant de monde des trois Amériques à la même place.
[8] On a recensé 60 000 personnes sur place. L'évaluation de la police est de 25 000. Je me demande vraiment comment ils ont pû nous compter avec, comme seule présence policière, les passagers d'un hélicoptère qui avait d'autres chats à fouetter. Alors qu'ils mangent de la marde: on était 60 000.

Pour votre bon plaisir, j'ai noté quelques slogans ou messages grapillés au cours de la promenade:

Subliminal: "Buck Fush"

Syndical: "CSN"

Songé: "Péri-Maître et Valet"

Direct: "Fuck Bush Viva Fidel"

Pacifique: "Simplement aimer"

Comique: "Ali-Bush-Bush et les 33 voleurs"

Aggressif: "Ne touchez pas à mon fromage"

Surréaliste: "Goldorak, où es-tu? On a besoin de toi!"

Je tiens à remercier le Syndicat des Professeurs du Collège Ahuntsic qui m'ont permis d'assister à l'événement en me fournissant transport, bouffe et bière à volonté.