La crise comme stratégie politique

Soumis par phil le mercredi, 28 mai, 2003 - 11:06 Analyse
ÉconomiePolitique nationale

"Ils versent un pauvre miel sur leurs mots pourris et te parlent de pénurie / Et sur ta faim, sur tes amis, ils aiguisent leur appétit"
    Richard Desjardins, La maison est ouverte

Le mois de juillet approche à grands pas, et avec lui, pour la troisième année consécutive, le problème de pénurie de logements à Montréal, à Québec et à Hull refait cruellement surface. On appelle souvent cela la crise du logement (en fait, il s'agit plutôt de la radicalisation d'un manque de logements qu'on ressentait déjà il y a plusieurs années). L'utilisation de cette crise à des fins stratégiques par la classe dominante est très éclairante, de façon générale, sur la crise comme stratégie politique. Voyons voir.

Qu'est-ce que j'entends par "crise comme stratégie politique"? Tout simplement le fait que des problèmes graves sont souvent tolérés, parfois même provoqués, afin de promouvoir plus facilement un certain agenda politique. Ce qui est le plus frappant, c'est que les solutions amenées par nos dirigeants passent systématiquement par l'amélioration, en priorité, des conditions économiques des déjà-favorisés. On réussit toujours à nous faire gober qu'en rendant la vie plus facile aux riches, les pauvres, celles et ceux qui souffrent réellement des "crises", s'en porteront mieux également.

Voici quelques exemples afin de rendre cette explication moins abstraite. Commençons par la question très médiatisée de la baisse des impôts. Étant donné qu'il y a une "crise des finances publiques" (le déficit, la dette, etc.), on pourrait s'attendre à ce que les gouvernements cherchent à augmenter la taxe sur la masse salariale des entreprises, etc. pour avoir davantage de revenus. Or, c'est au contraire qu'on assiste: la solution à la crise des finances publiques passe par la réduction des impôts, nous dit-on. En effet, si les impôts sont réduits, l'investissement sera favorisé et les dépenses de consommation augmenteront, ce qui aidera l'État à boucler son budget. Étrange comme on passe par Chicoutimi pour aller à Québec: on donne de l'argent à ceux qui en ont déjà, et par une opération quasi-divine, ce transfert d'argent devrait ultimement profiter à tous. Pourtant, les réductions d'impôts profitent évidemment à ceux qui en paient le plus, soit les plus nantis et les entreprises [1].

Dans le cas de la crise des finances publiques, on peut raisonnablement croire que celle-ci n'a pas été implantée délibérément. Il n'en demeure pas moins que l'élite économique des pays occidentaux en profite allègrement pour renforcer ses privilèges, sous prétexte que cela bénéficiera à l'ensemble. Dans le cas du débat sur l'importance du privé en santé, par contre, on peut déjà se demander si la "crise du système de santé" n'a pas été créée de toutes pièces. Allons-y par étapes pour comprendre le processus: les gouvernements réalisent, au cours des années 1980 et 1990, que les finances publiques sont en crise. Comme nous l'avons vu plus haut, plutôt que d'aller chercher l'argent là où il se trouve, ils décident de couper. Il était inévitable que des réductions drastiques de budget dans le secteur de la santé, alors que la population est vieillissante, allait mener le pays à la catastrophe. Donc, maintenant que la crise des finances publiques s'est transformée (entre autres) en crise du système de santé, quelle est la principale solution qui est mise de l'avant? Augmenter la place du privé en santé. Autrement dit, on propose d'aider les compagnies d'assurances à se développer un marché encore plus grand et aux cliniques privées élitistes de prendre encore plus de place. Encore une fois, cet appui aux déjà-favorisés est supposé bénéficier à l'ensemble: plus de patientEs dans le privé signifie moins de patientEs dans le public. Donc, les citoyenNEs de seconde zone pourront attendre moins longtemps dans leurs hôpitaux de deuxième classe (du moins si tout le personnel n'est pas parti dans le système privé, mais ça, bizarrement, on n'en parle jamais...).

Mais venons-en à la crise dont nous risquons d'entendre davantage parler dans les prochaines semaines, la crise du logement[2]. Alors que dans le cas de la santé, on peut encore donner le bénéfice du doute au gouvernement sur son manque de prévoyance, dans le cas du logement, aucune hésitation n'est admise: le gouvernement fédéral n'a pas déboursé un dollar dans la construction de logement social depuis 1994. Pire encore: depuis maintenant trois étés, des gens doivent vivre dans des gymnases en attendant de se trouver un chez-soi, et pourtant, rien n'a encore été fait. Cette crise a été créée de toutes pièces au milieu des années 1990, alors que la balance penchait du côté des locataires (à Montréal, du moins), et lorsque la pénurie a commencé à se manifester, elle a été maintenue délibérément, et elle l'est encore aujourd'hui. On commence à voir de nouveaux types d'itinérance dans les villes québécoises: désormais, des familles peuvent se retrouver à la rue. Mais rien n'est fait.

La stratégie de la classe dominante est d'une cruauté monstrueuse. Lorsque la crise sera devenue insupportable (ils diront "ingérable"), on va voir des "solutions" prendre de plus en plus d'importance. Ce ne sera pas la construction de logement social, ou l'obligation pour les promoteurs de construire des immeubles locatifs de temps à autre; non, ce serait trop simple. Encore une fois, on va satisfaire les nantis d'abord. Dans un article de La Presse de janvier dernier, on apprenait que la Régie du logement est "disposée à revoir sa façon de calculer les indices pour permettre des augmentations de loyers plus importantes"[3]. Admirez encore une fois le détour qu'on nous fait prendre: en déréglementant les loyers, les promoteurs seraient davantage incités à construire (bien sûr, puisqu'il y aurait davantage de profit à faire sur le dos des locataires, mais c'est une autre chose qu'on ne mentionne jamais...). Par conséquent, il y aurait davantage de logements à Montréal, et la crise serait terminée! Après tout, c'est ce qu'on a fait à Toronto, alors pourquoi pas ici? [4]

J'espère ne pas avoir raison, mais je suis presque sûr que dans les mois et les années à venir, l'option de la déréglementation des loyers va peu à peu devenir la seule crédible dans les médias. La crise deviendra tellement forte que l'opinion publique sera prête à accepter cette déréglementation, même si dans les faits, elle profitera d'abord (et peut-être uniquement) aux propriétaires.

Bref, parfois, avant même d'entrer dans une discussion avec quelqu'unE au sujet d'une autre crise qui nous assaille, il faut s'interroger sur cette crise elle-même, en se demandant d'où elle vient, qui en est la victime, et surtout, qui cherche à en bénéficier.

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[1] En fait, pour être plus précis, les entreprises paient déjà beaucoup moins d'impôts qu'avant: "les individus contribuent maintenant pour plus de 80% en impôts sur le revenu et taxes à la consommation au trésor québécois et les compagnies pour environ 12% seulement, alors que le ratio était de 50-50 dans les années cinquante." (Léo-Paul Lauzon, "Les fables du fisc québécois", Contes et comptes du prof Lauzon, juillet 2000. On trouvera le texte complet sur le site de la Chaire d'études socio-économiques).
[2] Je pourrais donner tout plein d'autres exemples de crises utilisées par les néolibéraux. Certaines de ces crises ne sont pas de leur cru (ex. la crise du verglas, qui a permis la construction d'une ligne à haute tension permettant de mieux approvisionner le marché américain, en dépit de l'opposition de nombreux citoyenNEs), mais plusieurs le sont. Certaines sont même inventées de toutes pièces (ex. la question de la fuite des cerveaux hors du Québec, qui s'est avérée être une création statistique. Encore une fois, on prônait une baisse des impôts pour garder les gens les plus scolarisés au Québec...).
[3] Sébastien Rodrigue, "La Régie mécontente propriétaires et locataires", La Presse, jeudi 23 janvier 2003, p. E1
[4] Il y a aussi eu un bidonville à Toronto, qui serait encore sur pied aujourd'hui s'il n'avait pas été détruit par les autorités municipales, mais c'est un autre aspect de la question qui est toujours esquivé...

La dette...

by tatien on 2 juin, 2003 - 08:40Score: 2

Étant donné qu'il y a une "crise des finances publiques" (le déficit, la dette, etc.), on pourrait s'attendre à ce que les gouvernements cherchent à augmenter la taxe sur la masse salariale des entreprises, etc. pour avoir davantage de revenus. Or, c'est au contraire qu'on assiste: la solution à la crise des finances publiques passe par la réduction des impôts, nous dit-on.

Le pire, c'est que le problème du déficit et de la dette ne viennent pas de ce qu'on a trop financé les programmes sociaux (voir cet article de Léo-Paul Lauzon, j'aimerais bien trouver l'étude originale de StatCan par contre) mais plutôt des subventions qui ont été accordées à des entreprises pendant la période de croissance qui a caractérisé les années 80 (e.g. dans le nucléaire). Certaines de ces entreprises se sont ensuite carrément sauvées avec la caisse, sans demander leur reste.

Bientôt une "crise de l'éducation" en Suisse ?

by tatien on 2 juin, 2003 - 08:14Score: 2

Je suis allé dernièrement à une petite manif à Martigny, en Suisse. Les profs de l'école secondaire de la petite municipalité on débrayé pendant une heure. Ça peut sembler ridicule, mais ici en Suisse c'est du jamais vu! les gens ne font pas la grève généralement pcq il existe d'autres moyens de se faire entendre, par le biais d'initiatives populaires soumises à référendum. Ils ont débrayé pour protester contre la diminution des effectifs dans les écoles. En gros, le gouvernement réduit le personnel enseignant ce qui augmente le nombre d'élèves par classe, sous prétexte qu'il manque de fric dans les poches de l'État. Ce que les enseignants et les parents craignent, c'est que si l'éducation est sous-subventionnée, on critiquera dans quelques années ce système pour son "innefficacité" (et oui, c'est dur d'être "efficace" quand on a 20% d'élèves de plus dans la classe...) et on ouvrira alors les portes à l'entreprise privée, jugée plus efficace. C'est un phénomène qui peut affecter tous les secteurs.