Dimanche, 6h30 du matin, heure de Martigny, le cadran sonne, me tirant d'une torpeur paisible. Je me lève, encore tout courbaturé de la randonnée de la veille. Je bouffe un pamplemousse, je remplis ma gourde d'eau fraîche et je me rends à la gare.
Des camarades m'attendent pour le train de 7h06: Norbert, Jean-Marie et deux autres du Parti Socialiste de Martigny. Le train arrive à l'heure (on est en Suisse!). Direction: Genève.
Dans le wagon, on discute de tout et de rien. Il y a eu de la casse hier soir à Genève. Après les manifs, le soir venu, des casseurs ont saccagé les commerces d'une rue, causant des dégâts importants. Les Suisses, adeptes de la politique du concensus, ne sont pas habitués d'avoir des manifs chez eux; tous les journaux de la Suisse sont très inquiets. Par-dessus tout, on redoute un autre Gênes; les casseurs présents à Genève ne sont pas sans rappeler ceux qui étaient présents dans la ville italienne.
8h46, arrivée à Genève. C'est le matin, il y a peu de gens dans les rues. Là où on passe, tous les magasins ont placé de gros panneaux de "presswood" pour barricader leurs précieuses vitrines. Ces derniers n'ont par contre pas échappé aux graffitis des manifestants.
On traverse le pont, décoré de drapeaux pro-paix, et on arrive au point de départ de la manif. On croise Élie et Beat, deux amis de l'IDIAP, la place où je fais mon stage. Peu de manifestants sont arrivés et pour un temps, on trouve que ça fait un peu pitié: on ne voit qu'ATTAC, une poignée de trotskistes et des petits groupes éparpillés. Pendant près d'une heure, les trotskistes, en rangs bien serrés, cuisent au soleil en chantant des trucs du genre:
Nos vies, nos vies Valent plus que leurs profits Les patrons licencient Licencions les patrons!
Susan George, économiste bien connue, vient faire son tour du côté du char d'ATTAC. On s'emmerde «big time», les chansons des trotskistes sont plus chiantes qu'autre chose et il fait chaud. Le départ est censé être à 10h.
À 10h pile, heure de Genève, la manif s'avance. Les Suisses sont à l'heure, comme toujours. Rapidement, je me sens à l'aise; il fait beau et les gens semblent très enthousiastes. C'est tranquille, mais c'est bien comme ça, personne est là pour gueuler ou casser, on est juste là pour montrer aux grands de ce monde qu'il y a des gens qui les observent et qui ne sont pas dupes de leurs faux engagements et de leurs véritables intérêts.
Dans le char d'ATTAC, ils ont monté un petit groupe de punk-rock. Un mec se roule un pétard à côté du chanteur. L'ambiance est à la fête. De mon côté, je prends des photos; j'essaie de m'écarter un peu de la manif pour tenter d'avoir une meilleure vue afin d'en mesurer l'ampleur, mais c'est difficile; en tout cas, il y a pas mal de monde, des gens de tous les âges.
Vers 11h30, le cortège bifurque dans une jolie petite rue bordée d'arbres. Il fait chaud. Sur le bord de la rue, un kiosque distribue de l'eau et affiche ironiquement: «Ce n'est pas de l'Évian.»
Vers 11h50, la marche s'arrête. On attend les manifestants français, venus d'Annemasse. Comme de raison, les Français eux, sont en retard...
Ils finissent tout de même par arriver. En marchant, je discute pendant un bon bout de temps avec Jean-Marie, qui s'occupe du Parti Socialiste à Martigny. On parle de la démocratie suisse. En Suisse, le Parti Socialiste est le parti qui récolte le plus de voix (environ 25-30%). Par contre, presque tous les autres partis sont de droite ou de centre-droite, ce qui rend difficiles les avancées progressistes. Jean-Marie dit que depuis la chute du bloc soviétique, la gauche a dû réviser ses positions; par exemple, s'il est clair à son avis qu'il faudrait éventuellement sortir du capitalisme et se diriger vers une économie axée sur le bien-être collectif, on doit le faire avec l'approbation de la majorité de la population. L'un des problèmes du marxisme est qu'il se définit dans une perspective évolutive où le communisme est défini comme un système supérieur qui va dans le sens de l'histoire. Ce qui est dangereux, c'est qu'on peut alors considérer comme juste d'installer un régime communiste, même si on va à l'encontre de la volonté de la population, parce que cela va «dans le sens de l'histoire»; d'où la nécessité de réprimer les «inconscients» qui s'opposent à la bonne marche de l'histoire et d'où la nature dictatoriale de tous les régimes communistes.
Après cette discussion intéressante, je retrouve les autres et je fais un bout avec eux. Mais je les perds pour de bon peu de temps après. Peu importe, je continue à marcher (vers où on marche, d'ailleurs?) sur ce qui semble être une autoroute. Attiré par des drapeaux noirs et rouges, je me retrouve bien vite encerclé par un groupe d'anars à l'air sympathique. Il y a au moins deux délégations anarchistes, la CLAAAC G8 et la CNT. Ils scandent des slogans incendiaires. Sur un des chars qui les accompagnent, un truc rigolo est écrit:
- Moi j'aime pas la guerre!
- Toi d'toute façon t'aime rien!
Ironique. Vers 14h, on bifurque sur la gauche et on se retrouve à Gaillard, le bled où ma copine a passé son enfance. Au rond-point qui permet de prendre la route d'Annemasse, trois policiers se sont installés avec des paniers à salade. L'un des anars crie dans le porte-voix: «Ok, on bouge pas tant que les flics se sont pas taillés.» Je m'énerve un peu, pour rien: deux minutes plus tard, les flics se poussent. Les anars crient victoire: «À nous le rond-point!», crient certains, joyeux, tout heureux de pouvoir s'installer sur le terre-plein.
Il fait chaud et je suis vraiment fatigué. Je me dis qu'il est peut-être temps de rentrer. Surtout que j'ai pas trop envie de me faire arrêter du côté français... Je décide donc de reprendre tranquillement la longue route vers Genève.
En marchant, je croise de jolis slogans. Mon préféré: «Le cacapitalisme c'est d'la merde!» Je marche et je prends encore quelques photos. Sous le soleil, mon cerveau bouillonne de questionnements. Je me demande, surtout, ce que ça donne, concrètement, une marche comme celle d'aujourd'hui. Je veux dire, je pense que ça donne à tous ceux qui sont là un sentiment de force collective. Mais je pense sincèrement que les membres du G8 s'en crissent pas mal. Bon, s'il y avait personne, ça leur laisserait encore plus les mains libres, ils pourraient dire «la population nous appuie, personne ne proteste, vous voyez bien...». Alors que là, ils sont obligés de faire semblant de s'intéresser au problème des pays du Tiers Monde[1]. Mais si on regarde ce qui est fait par rapport à ce qui est dit, force est de constater que ces «bons sentiments» exprimés dans les communiqués du G8 ne sont rien de plus que de la propagande[2].
Je suis peut-être un peu cynique, mais je pense que ce club d'élite qui souhaite s'imposer comme un gouvernement mondial ne s'arrêtera pas face à une résistance aussi faible. Je veux dire: je ne pense pas que le coût social qu'ils ont à défrayer actuellement est suffisant pour les faire changer d'avis, ne serait-ce qu'un tout petit peu. Après tout, la machine à poudre-aux-yeux fonctionne assez bien pour convaincre la majorité de la population que ce qu'ils font est bien et dans les pays présents au G8, les gens subissent moins les effets pervers de la mondialisation néolibérale que leurs contreparties qui habitent dans les pays du Tiers Monde. La stratégie du «pain et des jeux» fonctionne bien, il faut l'admettre; je pense que le coût social qui suffirait à faire pencher ces élites ne peut venir que du Tiers Monde.
Oui, c'est ça, même si j'ai l'impression que «ça ne sert à rien», je ne me laisse pas démonter pour autant; j'ose même croire que même si ça fait pas avancer les choses, ça serait pire s'il y avait pas de contestation. Là, on serait complice et on ne mériterait qu'une chose, c'est qu'on nous explose une bombe à la figure. Et puis, il fait beau, c'est une magnifique journée, je me suis bien amusé et j'ai pu visiter Genève.
De retour à Genève, je panique un peu. Des rues ont été bloquées par l'anti-émeute et pour un moment, je me demande si j'ai bien fait de revenir. Mais finalement, ça va, on est encore au début du traditionnel «jeu du chat et de la souris» qui suit toute bonne manif. Les policiers sont gentils, ils prennent la pose dans leur "full-suit" et on peut les prendre en photos. J'ai failli demander à l'un d'eux de me photographier à côté d'un de ses collègues.
Finalement, j'ai retrouvé toute ma gang dans le train! Le hasard fait souvent bien les choses, après tout...
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[1] Allez lire le message de Chirac sur le site du Sommet du G8 à Évian; il a failli me faire pleurer.
[2] Lire ce communiqué à ce sujet.
Et pour finir, vous pouvez aller voir mes magnifiques photos en suivant ce lien.