La manif à Genève

Soumis par tatien le lundi, 2 juin, 2003 - 14:25 Analyse
Mouvements sociaux

Dimanche, 6h30 du matin, heure de Martigny, le cadran sonne, me tirant d'une torpeur paisible. Je me lève, encore tout courbaturé de la randonnée de la veille. Je bouffe un pamplemousse, je remplis ma gourde d'eau fraîche et je me rends à la gare.

Des camarades m'attendent pour le train de 7h06: Norbert, Jean-Marie et deux autres du Parti Socialiste de Martigny. Le train arrive à l'heure (on est en Suisse!). Direction: Genève.

Dans le wagon, on discute de tout et de rien. Il y a eu de la casse hier soir à Genève. Après les manifs, le soir venu, des casseurs ont saccagé les commerces d'une rue, causant des dégâts importants. Les Suisses, adeptes de la politique du concensus, ne sont pas habitués d'avoir des manifs chez eux; tous les journaux de la Suisse sont très inquiets. Par-dessus tout, on redoute un autre Gênes; les casseurs présents à Genève ne sont pas sans rappeler ceux qui étaient présents dans la ville italienne.

8h46, arrivée à Genève. C'est le matin, il y a peu de gens dans les rues. Là où on passe, tous les magasins ont placé de gros panneaux de "presswood" pour barricader leurs précieuses vitrines. Ces derniers n'ont par contre pas échappé aux graffitis des manifestants.

On traverse le pont, décoré de drapeaux pro-paix, et on arrive au point de départ de la manif. On croise Élie et Beat, deux amis de l'IDIAP, la place où je fais mon stage. Peu de manifestants sont arrivés et pour un temps, on trouve que ça fait un peu pitié: on ne voit qu'ATTAC, une poignée de trotskistes et des petits groupes éparpillés. Pendant près d'une heure, les trotskistes, en rangs bien serrés, cuisent au soleil en chantant des trucs du genre:

Nos vies, nos vies Valent plus que leurs profits Les patrons licencient Licencions les patrons!

Susan George, économiste bien connue, vient faire son tour du côté du char d'ATTAC. On s'emmerde «big time», les chansons des trotskistes sont plus chiantes qu'autre chose et il fait chaud. Le départ est censé être à 10h.

À 10h pile, heure de Genève, la manif s'avance. Les Suisses sont à l'heure, comme toujours. Rapidement, je me sens à l'aise; il fait beau et les gens semblent très enthousiastes. C'est tranquille, mais c'est bien comme ça, personne est là pour gueuler ou casser, on est juste là pour montrer aux grands de ce monde qu'il y a des gens qui les observent et qui ne sont pas dupes de leurs faux engagements et de leurs véritables intérêts.

Dans le char d'ATTAC, ils ont monté un petit groupe de punk-rock. Un mec se roule un pétard à côté du chanteur. L'ambiance est à la fête. De mon côté, je prends des photos; j'essaie de m'écarter un peu de la manif pour tenter d'avoir une meilleure vue afin d'en mesurer l'ampleur, mais c'est difficile; en tout cas, il y a pas mal de monde, des gens de tous les âges.

Vers 11h30, le cortège bifurque dans une jolie petite rue bordée d'arbres. Il fait chaud. Sur le bord de la rue, un kiosque distribue de l'eau et affiche ironiquement: «Ce n'est pas de l'Évian.»

Vers 11h50, la marche s'arrête. On attend les manifestants français, venus d'Annemasse. Comme de raison, les Français eux, sont en retard...

Ils finissent tout de même par arriver. En marchant, je discute pendant un bon bout de temps avec Jean-Marie, qui s'occupe du Parti Socialiste à Martigny. On parle de la démocratie suisse. En Suisse, le Parti Socialiste est le parti qui récolte le plus de voix (environ 25-30%). Par contre, presque tous les autres partis sont de droite ou de centre-droite, ce qui rend difficiles les avancées progressistes. Jean-Marie dit que depuis la chute du bloc soviétique, la gauche a dû réviser ses positions; par exemple, s'il est clair à son avis qu'il faudrait éventuellement sortir du capitalisme et se diriger vers une économie axée sur le bien-être collectif, on doit le faire avec l'approbation de la majorité de la population. L'un des problèmes du marxisme est qu'il se définit dans une perspective évolutive où le communisme est défini comme un système supérieur qui va dans le sens de l'histoire. Ce qui est dangereux, c'est qu'on peut alors considérer comme juste d'installer un régime communiste, même si on va à l'encontre de la volonté de la population, parce que cela va «dans le sens de l'histoire»; d'où la nécessité de réprimer les «inconscients» qui s'opposent à la bonne marche de l'histoire et d'où la nature dictatoriale de tous les régimes communistes.

Après cette discussion intéressante, je retrouve les autres et je fais un bout avec eux. Mais je les perds pour de bon peu de temps après. Peu importe, je continue à marcher (vers où on marche, d'ailleurs?) sur ce qui semble être une autoroute. Attiré par des drapeaux noirs et rouges, je me retrouve bien vite encerclé par un groupe d'anars à l'air sympathique. Il y a au moins deux délégations anarchistes, la CLAAAC G8 et la CNT. Ils scandent des slogans incendiaires. Sur un des chars qui les accompagnent, un truc rigolo est écrit:

  • Moi j'aime pas la guerre!
  • Toi d'toute façon t'aime rien!

Ironique. Vers 14h, on bifurque sur la gauche et on se retrouve à Gaillard, le bled où ma copine a passé son enfance. Au rond-point qui permet de prendre la route d'Annemasse, trois policiers se sont installés avec des paniers à salade. L'un des anars crie dans le porte-voix: «Ok, on bouge pas tant que les flics se sont pas taillés.» Je m'énerve un peu, pour rien: deux minutes plus tard, les flics se poussent. Les anars crient victoire: «À nous le rond-point!», crient certains, joyeux, tout heureux de pouvoir s'installer sur le terre-plein.

Il fait chaud et je suis vraiment fatigué. Je me dis qu'il est peut-être temps de rentrer. Surtout que j'ai pas trop envie de me faire arrêter du côté français... Je décide donc de reprendre tranquillement la longue route vers Genève.

En marchant, je croise de jolis slogans. Mon préféré: «Le cacapitalisme c'est d'la merde!» Je marche et je prends encore quelques photos. Sous le soleil, mon cerveau bouillonne de questionnements. Je me demande, surtout, ce que ça donne, concrètement, une marche comme celle d'aujourd'hui. Je veux dire, je pense que ça donne à tous ceux qui sont là un sentiment de force collective. Mais je pense sincèrement que les membres du G8 s'en crissent pas mal. Bon, s'il y avait personne, ça leur laisserait encore plus les mains libres, ils pourraient dire «la population nous appuie, personne ne proteste, vous voyez bien...». Alors que là, ils sont obligés de faire semblant de s'intéresser au problème des pays du Tiers Monde[1]. Mais si on regarde ce qui est fait par rapport à ce qui est dit, force est de constater que ces «bons sentiments» exprimés dans les communiqués du G8 ne sont rien de plus que de la propagande[2].

Je suis peut-être un peu cynique, mais je pense que ce club d'élite qui souhaite s'imposer comme un gouvernement mondial ne s'arrêtera pas face à une résistance aussi faible. Je veux dire: je ne pense pas que le coût social qu'ils ont à défrayer actuellement est suffisant pour les faire changer d'avis, ne serait-ce qu'un tout petit peu. Après tout, la machine à poudre-aux-yeux fonctionne assez bien pour convaincre la majorité de la population que ce qu'ils font est bien et dans les pays présents au G8, les gens subissent moins les effets pervers de la mondialisation néolibérale que leurs contreparties qui habitent dans les pays du Tiers Monde. La stratégie du «pain et des jeux» fonctionne bien, il faut l'admettre; je pense que le coût social qui suffirait à faire pencher ces élites ne peut venir que du Tiers Monde.

Oui, c'est ça, même si j'ai l'impression que «ça ne sert à rien», je ne me laisse pas démonter pour autant; j'ose même croire que même si ça fait pas avancer les choses, ça serait pire s'il y avait pas de contestation. Là, on serait complice et on ne mériterait qu'une chose, c'est qu'on nous explose une bombe à la figure. Et puis, il fait beau, c'est une magnifique journée, je me suis bien amusé et j'ai pu visiter Genève.

De retour à Genève, je panique un peu. Des rues ont été bloquées par l'anti-émeute et pour un moment, je me demande si j'ai bien fait de revenir. Mais finalement, ça va, on est encore au début du traditionnel «jeu du chat et de la souris» qui suit toute bonne manif. Les policiers sont gentils, ils prennent la pose dans leur "full-suit" et on peut les prendre en photos. J'ai failli demander à l'un d'eux de me photographier à côté d'un de ses collègues.

Finalement, j'ai retrouvé toute ma gang dans le train! Le hasard fait souvent bien les choses, après tout...

--
[1] Allez lire le message de Chirac sur le site du Sommet du G8 à Évian; il a failli me faire pleurer.
[2] Lire ce communiqué à ce sujet.
Et pour finir, vous pouvez aller voir mes magnifiques photos en suivant ce lien.

Re : La manif à Genève

by phil on 3 juin, 2003 - 10:08Score: 3

" Dans le wagon, on discute de tout et de rien. Il y a eu de la casse hier soir à Genève. Après les manifs, le soir venu, des casseurs ont saccagé les commerces d'une rue, causant des dégâts importants. Les Suisses, adeptes de la politique du concensus, ne sont pas habitués d'avoir des manifs chez eux; tous les journaux de la Suisse sont très inquiets. Par-dessus tout, on redoute un autre Gênes; les casseurs présents à Genève ne sont pas sans rappeler ceux qui étaient présents dans la ville italienne. "

Personnellement je désapprouve l'emploi du terme "casseurs". Même si je suis loin d'être toujours en accord avec leurs pratiques, il reste que dans 99% des cas, contrairement à ce qui est présenté dans les médias de masse, ce ne sont pas des illetrés qui ne pensent qu'à foutre la merde sans rien connaître des enjeux, mais des gens articulés comme le reste des manifestantEs.

D'ailleurs je trouve qu'un passage à la fin de ton texte renvoie un peu au même thème:

" Je suis peut-être un peu cynique, mais je pense que ce club d'élite qui souhaite s'imposer comme un gouvernement mondial ne s'arrêtera pas face à une résistance aussi faible. Je veux dire: je ne pense pas que le coût social qu'ils ont à défrayer actuellement est suffisant pour les faire changer d'avis, ne serait-ce qu'un tout petit peu."

Je crois qu'il y a plusieurs moyens de faire monter le coût social de décisions politiques. Encore une fois, on peut approuver ou désapprouver le saccage de commerces, mais c'est l'un de ces moyens de faire monter le coût social, surtout à partir du moment où ce n'est plus une minorité qui la fait: alors, c'est signe qu'il y a une crise de légitimité majeure. Je pense à l'Argentine, par exemple, au plus fort de la crise en décembre 2001.

Justement, Pierre Foglia, dans la Presse de samedi, appelait quasiment à l'insurrection suite à la déclaration du secrétaire adjoint à la Défense des É-U, Paul Wolfowitz, qui disait que la menace des armes de destruction massive avait été choisie pour rallier l'opinion publique: "Notre indifférence, je crois, est plus terrifiante en ce qu'elle témoigne d'une décomposition de l'intérieur de notre démocratie (...). On ne descend pas dans la rue. Ce n'est pas un scandale. Ce n'est pas la révolution. On ne fout pas le feu à la Maison Blanche. On ne fout pas ces salauds en prison. Qu'estce qu'on fait? On fait rien. On a le sens du tragique, on est doué pour les grands déploiements moutonniers, on sait bien mettre en scène nos révoltes, mais est-ce bien de la révolte?"

 

Re : Re : La manif à Genève

by milarepa on 11 juin, 2003 - 08:40Score: 2

Les casseurs posent de gros problèmes au mouvement anti/alter-mondialisation. Ce mouvement a de plus en plus d'écho dans la population. Les gens se sentent menacés dans leur liberté, dans leur bien-être, dans leur santé par les manoeuvres du capitalisme "néo-"libéral. Beaucoup sont prêts à dire leur mécontentement. Mais, parallèlement, les "casseurs" leur font peur. Combien de personnes ne sont pas venues à Genève simplement parce qu'elles avaient peur de se retrouver coincées dans une émeute ?

D'autre part, nous sommes dans un monde de médias. A Genève, près de 100'000 personnes ont manifesté dans la bonne humeur, l'humour, mais avec fermeté et conviction. Quelques centaines de casseurs ont mis quelques rues à sac pendant la nuit, et les médias n'ont parlé que de ça. Cela fait complètement disparaître les vrais enjeux du débat. Plus personne de parle de la dette du tiers-monde, de l'accaparement des richesses, du pillage de la planète, de la privatisation des ressources communes, de la spéculation etc... On ne parle plus que de la casse et de comment s'en prémunir.

Quand je suis revenu de Genève, tout le monde me demandait : "Alors, t'as dû te battre ?" Et chacun était étonné quand je disais que je n'avais pas vu l'ombre d'une échauffourée.

Je ne sais pas si les casseurs sont noyautés comme cela semblait être le cas à Gênes, mais les seuls résultats qu'ils obtiennent c'est d'empêcher le débat (et nos idées) de pénétrer la grande masse des citoyens et aussi de faire croire que les gens qui ne sont pas d'accord ne sont que des voyous. Ils voudraient nous empêcher d'avoir un impact sur la société qu'ils ne s'y prendraient pas autrement. On peut dire que, dans les faits, ils sont les ennemis de notre mouvement. Ils le torpillent plus sûrement que tous les mensonges avancés par "grands" de ce monde pour mieux nous tondre la laine sur le dos.

 

Les médias suisses

by tatien on 12 juin, 2003 - 07:26Score: 0

En fait j'ai été particulièrement choqué par les médias Suisses. Des semaines avant la manif, les journaux ne parlaient déjà que des casseurs! Et des semaines après, ils ne parlent encore que de ça! Je n'ai vu aucun journal Suisse dans le Valais qui ait discuté des revendications des manifestants. C'est carrément honteux!

Moi je vois ça presque comme une campagne publicitaire pour vendre des journaux. La campagne a commencé en préparant les gens à l'événement. Tout le discours a été fait afin de faire peur aux gens et de les choquer. Personnelement, je suis prêt à dire que les journaux ne font pas ça pour nuire au mouvement. Ils n'ont pas besoin de ça. Le problème fondamental est que la presse corporatiste a pour intérêt principal de faire du fric. En Suisse, ils ont su profiter du fait que les gens ne sont pas habitués à des manifs de masse ainsi que du "spectre de Gênes". Ils ont préparé le terrain pendant des semaines pour apeurer les gens, ce qui leur a permis de vendre des journaux avant, pendant et après.

L'événement dont ils n'arrêtent pas de parler ici est totalement bénin! Deux manifestants ont passé une corde de bord en bord d'une autoroute et se sont accrochés à la corde. Un policier sur l'autoroute a coupé la corde, provocant du coup la chute d'un des manifestants, qui s'est terminée dans une rivière. Le manifestant a été légèrement blessé. Ils ne parlent que de ça! Moi, je trouve que ça en dit long sur notre "monde de médias" et sur la possibilité pour les manifestants de faire entendre leur voix. C'est pour ça que je suis un peu -- très -- cynique dans l'article que j'ai écrit.

 

Casseurs : ennemis du mouvement?

by tatien on 12 juin, 2003 - 06:00Score: 0

En fait, je pense que ça été le cas à Gênes, par exemple, où des groupes radicaux néo-nazis se sont faits passer pour des "Black blocks" anarchistes afin de faire de la casse pour discréditer les manifestants en détournant l'attention des médias ou en essayant carrément de faire en sorte que la police frappe les manifestants.

Plusieurs "Blacks blocks" qui étaient sur place ont réalisé la présence de ces intrus pcq ils adoptaient une tactique complètement différente à la leur. Par exemple, après avoir cassé, ils attiraient la police vers des groupes de manifestants pour qu'ils se fassent taper dessus. Il y avait aussi des groupes qui n'étaient là que pour faire de la casse et qui étaient totalement désorganisés.

Voir cet article intéressant sur le BB à Gênes: Le « magical mystery Tour » des faux Black Blocs à Gènes

 

Les saboteurs

by anarcat on 11 juin, 2003 - 22:13Score: 0

Il y a une facette trop rapidement évacuée du phénomène des casseurs: la participation des policiers au sabotage d'une manifestation.

Historiquement, la police et même parfois les services secrets ont directement contribué à des émeutes, fusillades, etc; et je parles pas du Chili, mais d'ici. Je me souviens de la St-Jean où les policiers ont carrément provoqué des émeutes en fermant le parc Mont-Royal. Il y a plus longtemps, la GRC avait abbattu un undercover-agitateur dans une manif quelquepart dans la période 69-70 au Québec.

Et justement, sur le chemin de Québec, en avril 2002, Germinal s'est fait buster par les flics parce qu'ils allaient commettre un "crime". Un des membres de germinal était un flic undercover qui, si je me souviens bien, avait fournit une "plogue" pour trouver du matériel militaire!

Dans le cas particulier de Germinal, les unders n'avait pas la même mission, mais on peut voir jusqu'où ça peut aller.

La "casse", c'est assez facile à provoquer. Par exemple, fesser dans une manifestation sans raison, ça n'a pas tendance à garder les gens calmes. :) Et les flics savent que, justement, ils ont l'opinion publique de leur bord. Parce que les gens ont peur, ils s'en remettent aux figures d'autorité.

 

La situation n'est pas en noir et blanc

by phil on 11 juin, 2003 - 14:27Score: 1

Ça me rappelle tout plein de souvenirs de lire ton commentaire, et d'y répondre, parce qu'il y a eu de longs débats sur ce sujet avant le Sommet des Amériques (qui se tenait à Québec en avril 2001). Disons que parfois je suis un peu fatigué par ce sujet, mais il est tout de même important alors je te réponds.

"Beaucoup sont prêts à dire leur mécontentement. Mais, parallèlement, les "casseurs" leur font peur. Combien de personnes ne sont pas venues à Genève simplement parce qu'elles avaient peur de se retrouver coincées dans une émeute ?"

C'est vrai que quand on est jamais allé dans une manifestation de ce genre, ce dont on entend parler, c'est la casse. Alors ça nous fait nécessairement hésiter à y aller. Mais à mon avis, la majorité des gens qui sont allés à une manifestation altermondialiste reviennent en ayant plus peur des policiers que des casseurs. C'est une question d'image, je pense. Dans l'imaginaire de la population en général, les policiers sont les défenseurs de la loi et protecteurs de la justice. Les casseurs sont une menace pour ces mêmes choses. Par contre, mon expérience personnelle m'a fait inverser cette image. C'est, je crois, ce qui arrive à la plupart des gens qui vont manifester. Ma mère est allée à la marche des peuples du Sommet des Amériques, qui devait être loin des "zones chaudes", et les vapeurs de gaz lacrymogène se sont rendues jusqu'à cette manifestation. Ma mère n'est vraiment pas une "casseuse", mais je me souviens très bien qu'elle m'a dit que le gaz lui a donné envie de se rendre là où ça brassait, et d'être encore plus en colère.

" D'autre part, nous sommes dans un monde de médias. A Genève, près de 100'000 personnes ont manifesté dans la bonne humeur, l'humour, mais avec fermeté et conviction. Quelques centaines de casseurs ont mis quelques rues à sac pendant la nuit, et les médias n'ont parlé que de ça. Cela fait complètement disparaître les vrais enjeux du débat."

À cela, j'aurais deux choses à répondre. D'abord, je suis entièrement d'accord avec toi: nous vivons dans un monde de médias. Mais la conclusion que j'en tire est opposée. Les médias appartiennent et/ou sont fortement influencés par les intérêts de l'élite économique et politique de nos sociétés. Par conséquent, ils vont toujours essayer de donner un mauvais portrait des gens qui dénoncent leurs projets. Comme mouvement, on a donc une décision à prendre: si on s'oppose véritablement à cette élite dans son ensemble, on ne va pas jouer le jeu de leurs médias, et essayer d'avoir l'air le plus crédible possible. De toute façon, même en essayant de faire ça, ça ne marche pas. On finit toujours par avoir mauvaise image, d'une façon ou d'une autre. Les casseurs, ce n'est qu'une excuse. S'il y en avait pas, il y aurait autre chose. Comme tu dis, vous étiez 100 000, alors pourquoi se sont-ils attardés sur la minorité de casseurs? Poser la question, c'est y répondre.

Deuxièmement, c'est peut-être un peu provocateur ce que je dis, mais je me demande jusqu'à quel point ce n'est pas en partie grâce aux casseurs que les enjeux comme la dette du tiers-monde et l'érosion des droits démocratiques ont fini par sortir dans les médias. Quand l'opposition est calme et crédible, on n'en parle pas (surtout avant que le mouvement soit gros et connu). Le premier événement qui a fait les manchettes de façon large a été Seattle, en grande partie parce que le Sommet a été bloqué une journée et à cause de la casse. The rest is history.

"Ils voudraient nous empêcher d'avoir un impact sur la société qu'ils ne s'y prendraient pas autrement. On peut dire que, dans les faits, ils sont les ennemis de notre mouvement."

Je trouve ça assez extrême comme affirmation. Personnellement, je n'ai jamais rien cassé (sauf quand j'échappe des verres dans mon évier), et je suis souvent en désaccord avec les façons de faire de certaines personnes dans les manifs, mais je n'irais jamais dire que quelqu'un de mon mouvement est mon ennemi (à moins que ce soit un flic undercover). Qu'il soit trop réformiste ou trop violent, d'ailleurs.

Comme je dis, je suis souvent en désaccord avec certaines tactiques "violentes", mais le fait est que le rapport entre cette tactique et les autres est souvent de complémentarité plutôt que d'opposition. Souvent, les gens plus agressifs sont prêts à tenir tête aux policiers et aident les gens qui n'en sont pas capables. Ils peuvent aider à faire durer la manifestation (pas toujours, mais souvent). Ils peuvent pousser les gens à aller plus loin, à dépasser la parade. À Québec, les gens ont beaucoup chialé contre les casseurs, mais quand la clôture s'est effondrée, tout le monde était content. Il y a plusieurs exemples, dans l'histoire, de mouvements qui ont commencé à être écoutés au moment où les gens devenaient plus agressifs. Ce n'est pas un appel à l'émeute que je fais, pas du tout, je dis simplement qu'il y a plus de complémentarité entre "violents" et "non-violents" qu'on ne le pense au premier abord, alors l'exclusion totale, ça me semble un peu rapide comme solution.

De toute façon, cette violence-là est minime en comparaison à d'autres violences quotidiennes (policière, économique, militaire) causée par le système contre lequel on s'oppose. Dans ce sens-là, le simple fait d'entrer dans ce débat est déjà un peu, pour moi, tomber dans un piège.

 

Re : La situation n'est pas en noir et blanc

by milarepa on 12 juin, 2003 - 08:33Score: 2

Ok, la situation n'est pas en noir et blanc. OK, on ne peut pas douter des motivations de tous les casseurs. Mais cela pose la question de la légitimité de la violence faite à autrui et à ses biens. Pour préciser ma position, je peux reprendre un vieux débat que nous avions dans les communautés dans les années 70 (eh oui, je suis bien vieux...). Certains d'entre nous volaient dans les magasins ou dans des maisons appartenant à des "bourgeois". Ils trouvaient cela légitime, révolutionnaire même. Mais ils décidaient eux-même qui étaient les bourges dignes d'être dévalisés et qui ne l'étaient pas. Et nous sommes tous les bourges de quelqu'un dans ces conditions. Il suffit que quelqu'un décide que je suis quelqu'un de méprisable et qu'il n'a plus besoin de respecter le droit et l'étique envers moi.

C'est exactement ce qu'on fait les américains avec l'Irak. Ils ont décidé unilatéralement que le régime avait dépassé les bornes de l'inhumain, seulement parce que ça les arrangeait. Puis ils ont agi en conséquences, moralement assurés d'avoir raison.

Le petit con (excuse-moi) qui balance un pavé dans la vitrine d'un "capitaliste" a décidé lui-même que c'était un capitaliste. S'il pille le magasin ensuite, c'est un acte révolutionnaire. Il s'en fout de savoir que le propriétaire du magasin est peut-être lui-même à la manif parce qu'il estime que le monde est plein d'injustices. Il agit dans l'anonymat contre un anonyme. Ce sont les ressorts de la guerre. Je suis un militaire, anonyme dans une masse de militaires, je bombarde, détruis et pille ce qui est l'ennemi, sans me soucier du détail. Les individus, leurs trajectoires personnelles, leurs existences et leurs émotions, le fait que ce sont des êtres humains ne compte plus. J'ai l'air de mélanger des choses différentes, mais au niveau des comportements humains, je pense que ce sont les mêmes ressorts qui sont en action.

Et je réfute personnellement cette façon de raisonner et de fonctionner. C'est elle qui conduit aux injustices, aux exclusions, au mépris des autres. Ce mépris de l'humain est le moteur principal du libéralisme économique qui essaie de nous bouffer, et je ne veux pas être de cette race-là, et je ne veux pas participer à un mouvement qui fonctionne comme eux. Point.

Cela ne veut pas dire que je n'ai pas de colère, que je n'ai pas envie de lutter, qu'il me vient des rages parfois. Mais je veux aussi utiliser mon cerveau et mon coeur. Et mon cerveau me dit que casser des vitrines et piller des magasins fait (je le répète) le jeu des puissants de ce monde. Et mon coeur me dit que si c'était mon magasin qui était pillé comme ça, j'en aurais gros sur la patate et que je serais très triste et probablement bien remonté contre ceux qui ont fait ça.

 

La violence, un concept ambigü

by tatien on 12 juin, 2003 - 15:48Score: 0

Moi je pense que le point important est là. Je pense que tout le débat autour de la question de la violence dans les manifs tient du fait qu'à mon avis, on se fait une fausse idée de ce qu'est la violence et à partir de quand un certain degré de violence devient légitime. On a l'impression qu'on sait tous de quoi on parle quand on dit "violence" alors que c'est un concept extrêmement trompeur. Je vous en montre l'ampleur sous la forme d'un dialogue maître-élève:

  • Qu'est-ce c'est qu'un acte violent?
  • C'est un acte qui provoque la destruction.
  • Donc par exemple, détruire un building est un acte violent?
  • Oui.
  • Donc si je souhaite faire détruire ma vieille maison pour en construire une nouvelle, les gens que j'engage pour la détruire sont violents?
  • Non!
  • Pourquoi?
  • Hé bien, les gens que tu engages ne font pas ça pour le plaisir, je veux dire, ils ne sont pas "enragés", ils ne voient pas rouges. Ils font simplement exécuter tes ordres.
  • Donc, c'est l'émotion qui "fait" la violence. Un acte de destruction doublé d'une certaine forme de "rage" de destruction, non?
  • Oui, je pense que c'est ça.
  • Donc si j'assassine quelqu'un à coups de poignard, mais sans aucune rage au ventre, de façon tout à fait posée, je ne suis pas violent.
  • Mais si! L'acte lui-même est effroyablement violent!
  • Qu'est-ce qui le rend violent?
  • C'est un acte horrible, c'est tout!
  • Qu'est-ce qui le rend horrible?
  • Hé bien, causer une telle douleur à quelqu'un qui ne t'as rien fait, ou même à quelqu'un qui t'as fait tous les torts, c'est ça, la violence!
  • Donc ce qui définit la violence, c'est la douleur faite à autrui, indépendemment de tous les torts que cette personne a fait.
  • Oui.
  • Donc, si quelqu'un me cause de la douleur, je ne suis pas justifié de l'empêcher de le faire si cela lui occasionne de la douleur.
  • Non, tu peux être justifié, dans une certaine limite.
  • Mais si je le fais, alors je suis violent.
  • Euh. Oui.
  • Et si je ne fais de mal à personne, je ne suis pas violent.
  • Oui.
  • Donc, si par exemple, je tue quelqu'un d'une balle dans la tête, de façon à ce que la personne ne ressente rien, ce n'est pas violent?
  • Oui, c'est violent. Les gens qui aiment la personne que tu tues vont ressentir de la douleur de la savoir morte.
  • Mais si je tue une personne qui n'a pas de famille ni d'amis, ou alors que la famille et les amis croient déjà morte, ce n'est pas violent.
  • Ahhhh... puis merde!...

 

Les casseurs

by anarcat on 12 juin, 2003 - 09:32Score: 1

Pour moi, c'est une autre paire de manche, ce dont tu parles. Je ne sais pas pour l'Europe, mais ici, au Québec, les "casseurs" se font assez rares. De nos jours, nous voyons très peu de casse directement et délibérément faite contre des propriétés individuelles. La plupart du temps, les victimes sont des méga-corporations (McDonald's, la Banque Nationale, etc).

Et comme j'ai mentionné ailleurs, la casse "individuelle", "anonyme", se fait souvent à cause d'une intervention policière ou dans le cadre d'une émeute n'ayant pas nécessairement de lien avec une manifestation.

Il y a une marge énorme entre la légitimisation des casseurs (ce que tu dénonce) et leur criminalisation (ce dont tu fais la promotion). Je suis prêt à accepter quelques casseurs dans une manif pour vu que leurs objectifs soient vouables. Et ces critères sont personels, c'est donc pourquoi je ne peux pas dire: ceci est "contre-révolutionnaire", ce serait bien pire.

Révolution, violence, tous ces mots ne sont que dogmes. Qu'est-ce qui serait une action révolutionnaire maintenant? Est-ce qu'on pourrait en trouver une que les médias louangerait et qui serait Socialement Acceptable?

Je ne crois pas. Devrait-on s'en soucier? Non plus. En relisant des textes (1869-1871) de Bakounine, je réalise comment le mouvement anarchiste a perdu de sa ferveur: Bakounine faisait alors la promotion d'un mouvement révolutinnaire pan-européen, et je ne crois pas qu'il se souçiait des "casseurs". :)

Comme quelqu'un disait dans le film "Ce n'est qu'un début"... C'est comme si on était juste avant la venue d'Hitler et on demandait: "on veut les textes", "on veut les textes du fascisme". C'est comme si on était à quelques mois de la venue de Mussolini et on se demandait encore: "Violence ou non-violence?"

J'ai été traîné en cour pour avoir participé à une manifestation à Westmount (un ghetto bourge de Montréal); avoir su, j'en aurai profité pour véritablement casser des trucs.

 

Casseurs d'ici et d'ailleurs

by tatien on 12 juin, 2003 - 15:11Score: 0

"La plupart du temps, les victimes sont des méga-corporations (McDonald's, la Banque Nationale, etc)."

Moi j'avoue que c'est ce qui m'a marqué dans les manifestations qui ont eu lieu à Genève. C'est que les casseurs ont pété des vitrines et saccagé des commerces sans discernement. À Gênes, ils avaient même détruit des voitures.

Bon, par contre, l'autre truc, c'est que les propriétaires qui ont vu leur business détruite vont avoir des sous de l'État pour se remettre sur pieds. Dans quelques mois, ce ne sera plus qu'un mauvais souvenir. Ce qui n'est pas le cas, par contre, des travailleurs exploités du Sud, qui n'ont aucun filet social pour se prémunir de la violence de leurs maîtres. La femme qui travaille dans un maquiladoras et qui tombe enceinte, la compagnie va la mettre à la porte et l'État ne lui viendra pas en aide.

N.B. Par contre, un des rares commerces qui n'avait pas été placardé a été épargné, non loin du lieu où avait lieu la manif. Ce commerce affichait une pancarte anti-G8...

 

Les casseurs ne sont qu'une excuse

by tatien on 12 juin, 2003 - 05:46Score: 0

"Les casseurs, ce n'est qu'une excuse. S'il y en avait pas, il y aurait autre chose."

La meilleure preuve de ça c'est qu'il suffit qu'il y ait UN acte de vandalisme dans une manif et c'est sûr qu'ils vont ne parler que de ça dans les médias. J'ai vu des couvertures de grandes manifs avec des milliers de personnes, dans lesquelles il n'y avait pour ainsi dire aucune casse. Pourtant, après avoir dit que "la manifestation s'est déroulée dans le calme" -- notez, une manif dans le calme, c'est bien, c'est ça que les élites veulent, et c'est comme ça que les manifs sont de plus en plus: calmes... -- les médias réussissent à mentionner dans leur reportage qu'il y a eu un acte de vandalisme et ils vont le filmer! C'est tout simplement incroyable.

 

Les casseurs et la résistance politique

by anarcat on 3 juin, 2003 - 11:01Score: 2

Nous vivons dans un monde d'envie et de jalousie, où tout le monde désire ce que les autres ont. Quand l'individu voit (à la télé) se fracasser une vitrine qu'il désirait tant, il est touché au plus profond de sa psyché, et il est révolté, apeuré et recherche immédiatement la sécurité. Quand le même individu voit se fracasser la même vitrine, mais "live" cette fois, il est plutôt excité et va souvent aller jusqu'à voler des trucs dans le magasin par lui-même, comme on a pu le voir dans plusieurs émeutes, en particulier celles de la Coupe Stanley à Montréal.

Les "casseurs" me sont assez sympathiques... Mon point est surtout qu'un peuple est indéfendable s'il se fie à sa police et ne peut remettre en question la force militaire qui le contrôle. Nous vivons dans une feodalité de fait, au Canada, car contrairement aux États-Unis, aucune garantie constitutionnelle ne protège notre droit à l'insurrection (pas comme si ça changeait quelquechose là-bas mais bon).

Ici et ailleurs, malheureusement, le gouvernement n'a qu'à déclarer une grève, une manif, une assemblée ou toute autre manifestation politique d'illégale ou dangereuse pour que de fait, il puissent utiliser une violence inouïe pour détruire la volonté politique de ses membres.

Les "casseurs" sont le point de résistance, la zone tampon entre les manifestants pacifistes et les flics. Souvent, ils servent d'excuse aux forces de l'ordre, mais combien de fois n'en ont-il pas eu besoin?

Je préfère avoir un black-bloc qui retarde une intervention policière musclée qu'une rangée de salamis qui nourrissent les gueules béantes des prisons.

Et oui, je préfère que le passage du G8 dans ma ville créé un quartier des affaires en cendres que rien du tout.

D'autre part, j'ai le sentiment qu'en France et en Europe, en général, les manifs et émeutes sont beaucoup plus musclées qu'ici, et que en quelquepart, il y a peut-être effectivement des casseurs qui vont dans les manifs pour foutre la merde, que ce soit des undercovers ou des pré-adolescents qui s'emmerdent.

Mais qu'en sait-on vraiment? Peut-on se fier à des sources d'info corporatistes pour nous faire ce genres de distinctions? Je ne crois pas. Et c'est pour cette raison qu'il faut faire très attention quand on utilise le vocabulaire des médias de masse (casseurs, casse, violence, "intervention musclée", "arrestations"). Ils déforment ces termes à leurs avantages.

 

Re : Les casseurs et la résistance politique

by tatien on 3 juin, 2003 - 19:29Score: 1

Je vous suggère également cette lettre du Monde Diplo, adressée à Susan George au sujet de Gênes et qui fait un peu le tour de la question des manifestants "violents" à Gênes.

 

Re : Les casseurs et la résistance politique

by tatien on 3 juin, 2003 - 19:24Score: 3

Personnelement, je pense que la chose à ne pas faire, c'est mettre tout le monde dans le même panier. C'est ce que font les médias tout le temps. Par exemple, quand ils disent que "le black bloc" a foutu la merde à Gênes, alors que (1) les black blocs sont des unités indépendantes qui ne sont pas réunis sous un même commandement et (2) il est quasi impossible de dire quelle était la "cause" des gens qui ont détruit de la propriété privée à Gênes.

Entre autres, plusieurs membres du mouvement anti-G8 à Gênes ont été très étonnés de voir les pratiques de certains groupes de casseurs habillés en noir qui gênaient les mouvements de manifestants et attiraient le courroux des policiers sur la foule (voir cet article). Il a été démontré qu'en fait, plusieurs de ces groupes étaient des groupes néo-fascistes alliés avec la police. Quand Carlo Giuliani a été tué par un jeune carabineri, on a sabré le champagne dans certaines casernes de police...

Je trouve que le problème majeur pour le mouvement anti-mondialisation par rapport à la violence dans les manifs est de savoir comment réagir par rapport aux groupes qui veulent employer différents moyens d'actions. Je pense qu'il faut que les actions soient concertées si on veut faire avancer la cause. En Suisse par exemple, les gens sont pas trop habitués à des grosses manifs, alors ça a créé beaucoup d'émoi. Malheureusement, les gens ont été tellement choqués par les dégâts (emphasés amplement par les médias, il faut dire...) qu'ils ont pas vraiment porté attention aux autres formes d'expression (dont la manif à laquelle j'ai participé). Et ça, c'est dommage.