Faut-il considérer Cuba, aujourd'hui, comme une dictature ou comme une démocratie? Il apparaît impossible de faire une séparation rigide entre ces deux extrêmes. La raison principale est qu'à mon avis, ces termes sont eux-mêmes trompeurs. Dans cet article, mon intérêt sera de dégager les caractéristiques du régime cubain et de discuter de ces caractéristiques. Ma méthode consistera à évaluer la teneur dictatoriale ou démocratique de ces caractéristiques de deux façons.
D'abord en les comparant à une notion générale de démocratie et de dictature. Nous entendons par démocratie un «régime politique où le pouvoir est exercé par le peuple». Nous associerons généralement à la démocratie des institutions politiques garantissant la liberté d'opinion et d'expression, le droit à la vie et à la santé, le droit à l'éducation et l'accès à la vie politique (droit de se présenter comme candidat, droit de vote). Nous entendons par dictature un «régime où le pouvoir est concentré de façon absolue entre les mains de quelques personnes». Nous associerons à la dictature la répression de la liberté d'expression, le contrôle des médias, le contrôle du processus politique, la torture et la peine capitale.
Ensuite, en les comparant aux caractéristiques d'autres régimes généralement décrits comme démocratiques ou dictatoriaux. Ici, je m'efforcerai de donner des exemples qui m'apparaissent non équivoques tout en sachant bien que les opinions individuelles sont souvent grandement variables à cet égard[1].
Dans la première partie de l'analyse, mon regard se posera sur les rouages du régime cubain, principalement sur les institutions politiques de la République de Cuba. Dans la seconde partie, je traiterai des principales réalisations du régime ainsi que la question des libertés individuelles et du contrôle social.[2]
La constitution cubaine de 1976, révisée en 2002, garantit aux citoyens cubains le droit de se présenter comme candidat et de voter librement de façon secrète (article 131) [3]. La constitution peut être révisée par l'Assemblée Nationale (voir plus bas) par vote; par contre les révisions majeures (i.e. ayant trait aux droits fondamentaux ou à ceux de l'Assemblée Nationale ou du Conseil d'État) doivent être approuvées par un référendum populaire[4].
Le régime cubain repose sur trois différents paliers de gouvernement: municipal, provincial et national. À chaque niveau de gouvernement, des élections sont tenues régulièrement (une fois tous les 2 ans et demi au niveau municipal et une fois aux 5 ans aux niveaux provincial et national). Les candidats municipaux sont nommés par les gens, pendant des réunions publiques libres (de petites assemblées constituantes d'environ 500 personnes). La moitié des candidats aux niveaux supérieurs sont également choisis de cette façon, l'autre moitié par les représentants municipaux. Les candidats provinciaux et nationaux sont choisis en consultation avec les principales organisations de masse: syndicats, organisations étudiantes, groupes de femmes, etc. Se présenter comme candidat ne nécessite aucun investissement monétaire et n'importe qui peut se présenter et ce, à n'importe quel niveau de gouvernance.
Une fois les candidats nommés, un vote secret prend place. L'électeur a le choix entre accepter ou refuser le candidat nommé. S'il est refusé, il faudra nommer un autre candidat et revoter. Ce mode de fonctionnement est clairement différent de ce que nous retrouvons dans d'autres démocraties, dans lesquelles les candidats ne sont pas nommés lors d'audiences publiques mais où l'électeur a le choix entre les différents candidats qui se présentent lors du vote. L'avantage est que les candidats, puisqu'ils sont nommés par les gens, ont beaucoup de chances d'être ensuite élus par eux; par contre, dans le cas d'un rejet, l'électeur ne sait pas à quoi ressemblera le «second choix» et cette incertitude risque de le faire accepter le candidat à moins d'un motif majeur. Il est étonnant de constater qu'aucun candidat nommé aux conseils provinciaux et national n'ont jamais été rejetés. D'un certain côté, c'est un peu normal car les candidats ont déjà un appui populaire (ils ont été élus au niveau municipal d'abord). De plus, ils sont soit nommés par les gens, soit par les assemblées municipales qui n'ont pas avantage à nommer un candidat impopulaire (qui risque de perdre ses élections de toute façon).
Il est également important de spécifier que tous les votes sont faits en secret, ce qui empêche plusieurs abus de pouvoir. En effet, il rend impossible toute forme d'intimidation à l'égard des électeurs. D'ailleurs, plusieurs dissidents cubains votent "blanc" pour signifier leur mécontentement[5]: le feraient-ils si les élections était truquées? De plus, les candidats élus doivent répondre de leurs actes pendant toute la durée de leur mandat; ils peuvent être démis de leurs fonctions à n'importe quel moment par les assemblées constituantes qui les ont élus.
Le seul parti permis à Cuba est le Parti Communiste. Le système électoral ne permet pas, en effet, d'élire directement un nouveau parti à la tête du gouvernement. Le chef du Conseil d'État (comme tous les autres postes à l'assemblée nationale) est nommé à la suite d'un vote exercé par les 601 membres de l'assemblée nationale. Fidel Castro détient ce poste depuis la révolution cubaine de 1959. Cependant, il n'en demeure pas moins que Castro doit lui-même passer par le processus électoral. Il doit d'abord être élu comme représentant municipal (à Santiago), puis comme représentant national. Au Canada, de la même façon, le premier ministre est nommé par son parti, mais il doit d'abord être élu dans son district.
Il m'apparaît clair que le système politique cubain arbore, en théorie, des caractéristiques démocratiques. Il comprend un système électoral libre, avec des élections à intervalles réguliers et des votes tenus secrets. N'importe qui peut se présenter, en théorie, car cela ne nécessite aucun investissement monétaire. De plus, tous les gens sont invités à prendre part dans le processus électoral, car ce sont eux qui choisissent les candidats. Par ailleurs, le taux de participation aux élections est extrêmement élevé: par exemple, aux élections de 1993, il y a eu 99% de participants. Cela paraît incroyable, quand on compare aux taux de participation dans les pays occidentaux; mais faut-il conclure que (a) les données sont faussées par le Parti, (b) les gens sont «forcés» à participer par le Parti ou (c) les gens se sentent plus impliqués dans le processus démocratique et par conséquent sont plus incités à voter? Plusieurs sources semblent pencher pour la réponse (b). Le Parti Communiste serait en effet en mesure de vérifier qui a voté en regardant les listes électorales; les gens qui ne votent pas risquent de perdre leur chance d'obtenir une recommandation pour un poste, par exemple. D'un autre côté, du temps de Batista (l'ancien président de Cuba, ami des États-uniens, dont le gouvernement fut démantelé par Castro en 1959), la constitution obligeait carrément les gens à aller voter[6].
Il apparaît toutefois extrêmement louche (c'est un euphémisme!) que la position la plus importante au gouvernement ait été occupée pendant aussi longtemps par la même personne. Un roulement forcé des candidats élus rendrait sans aucun doute le régime plus démocratique. Par contre, le principe du roulement n'est pas nécessairement accepté par tous comme un principe démocratique. On notera qu'au Canada, il n'y a aucune loi qui limite le nombre de mandats qu'un candidat peut exercer: le Premier Ministre actuel, Jean Chrétien, en est à son troisième mandat. Pour prendre un autre exemple, le PRI a été à la gouvernance du Mexique pendant 71 ans (jusqu'à l'élection de Vicente Fox); pourtant, il a toujours été considéré par les États-Unis comme pays démocratique (accueilli à bras ouverts dans l'ALÉNA en 1994), un statut qu'ils refusent d'accorder depuis plus de 40 ans à Cuba. Mais il est certain que l'image de Cuba serait «redorée» par un changement de chef d'État. D'un autre côté, aucun système politique n'empêche actuellement la concentration des pouvoirs entre les mains d'un groupe restreint de personnes. Cuba est un petit pays (11 millions d'habitants) et les gens sont généralement bien traités (accès à l'éducation et à la santé longtemps inégalées en Amérique du Sud), ce qui peut expliquer en partie que beaucoup d'entre eux ne souhaitent pas un changement de régime.
Il me semble toutefois que l'on puisse s'attaquer au principe d'unipartisme. Plusieurs dénoncent en effet l'ingérence du Parti dans plusieurs aspects de la vie publique, entre autres dans le processus électoral et référendaire. Il m'apparaît en effet probable que, malgré toute la liberté de fait dont disposent les citoyens, les pressions du Parti fassent qu'en pratique, les élections soient sinon truquées, du moins fortement influencées. Par exemple, Latin Reporters rapporte que le fort soutien populaire apporté à la révision de la constitution en 2002 [7] (98,97% des citoyens l'ont appuyé) peut être attribué à la présence du Parti qui était en mesure de maintenir une liste des gens qui s'étaient abstenus de signer la pétition. Ce que je ne comprends pas, c'est que théoriquement, la Constitution de 1976 demande non seulement une pétition, mais également un vote secret en cas d'amendement à la Constitution [8]. Le gouvernement est-il allé à l'encontre de la Constitution? Ce qui est clair, c'est qu'il l'a fait en ignorant une pétition signée par 11 000 personnes, alors qu'il suffit de 10 000 signatures pour qu'une pétition sur un amendement à la Constitution fasse l'objet d'un référendum. Cette pétition, appelée Projet Varela, exigeait des clauses pour la protection de la liberté d'expression, de la liberté de rassemblement et du droit à la libre entreprise.
Le Parti Communiste cubain et son pendant "jeunesse", le Parti des Jeunes Communistes, sont tous deux d'essence marxiste-léniniste. Il m'a été difficile de trouver des sources sur le Parti Communiste et son implication dans le processus politique. Selon certaines sources, on y impose une sélectivité des membres et une discipline rigoureuse. Les deux Partis sont organisés de façon hiérarchique, avec des classes bien définies. Les décisions sont prises de façon centralisée, elles vont du haut vers la base. Les électeurs cubains se sentent conséquemment mis à l'écart du processus décisionnel: leur vote n'a pas une grande influence sur les décisions[9]. Ceci est certainement un point en moins pour la démocratie. En fait, sans la pression du Parti, il y aurait vraisemblablement moins de participation. Mais ce phénomène n'est pas unique à Cuba. Dans plusieurs pays démocratiques, comme le Canada, la France, la Suisse et les États-Unis, le taux de participation aux élections est en chute libre depuis des années. Les décisions prises par les gouvernements sont de plus en plus univoques, dictées par les seuls désirs de profits des actionnaires, dans un "sénat virtuel" sur lequel l'électeur moyen n'a aucun contrôle.
Comme nous l'avons vu, la constitution cubaine garantit aux électeurs les droits que plusieurs reconnaissent comme fondamentaux dans une démocratie, à savoir le droit de vote secret et le droit de se présenter comme candidat. Les caractéristiques supplémentaires du système sont l'inclusion de groupes populaires (unions étudiantes, groupes de femmes, syndicats, etc) dans le processus de consultation, la gouvernance sur plusieurs paliers (municipal, provincial, national), la démocratie directe par référendums populaires et l'unipartisme. Les trois premières caractéristiques ne me semblent pas entrer en contradiction avec la notion de démocratie; plusieurs pays jugés démocratiques les adoptent (la première s'appelle "lobbyisme" ici...).
Par contre, le principe de l'unipartisme est l'élément qui rend le système clairement moins démocratique. En fait, ce n'est pas tant le principe que sa concrétisation qui soit problématique. Le fait est que le seul parti permis est un parti ancien, doctrinaire, solidement implanté dans le processus politique. Cet enracinement enlise carrément le processus en dictant les décisions par le haut, ce qui a pour effet de désintéresser la population de la vie politique.
Réfléchir sur ce système politique chargé d'ambiguïtés nous amène à réfléchir sur les institutions politiques d'autres pays. Pour terminer cette première partie, je vous propose quelques pistes de réflexions:
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[1] Par exemple, pour certains les États-Unis incarnent l'exemple le plus pur de la démocratie, alors que d'autres les voient comme une dictature militaire.
[2] La raison pour laquelle je consacrerai un article complet aux institutions politiques cubaines est qu'elles sont relativement méconnues. On entend plus souvent parler des atteintes à la liberté d'expression et des réalisations de Cuba dans les domaines de la santé et de l'éducation.
[3] Par contre, ce droit est refusé aux criminels (article 132).
[4] Source (espagnol): Constitución de 1976.
[5] JOURNALIST ASKS WHAT WOULD HAPPEN IF CUBA HELD FREE ELECTIONS?, Cuba Free Press, 28 avril 2002.
[6] Source: Cuban Constitution of 1940.
[7] L'amendement à la Constitution consacre l'unipartisme et empêche tout futur amendement à la Constitution.
[8] Je n'ai trouvé nulle part de mention à l'effet qu'il y aurait eu vote ou non.
[9] Seeing Cuba Clearly, Lettre de Peter Bohmer, 6/18/2001, ZMag.
Quelques sources intéressantes que j'ai utilisées pour cet article: