Le cas Cuba (Seconde et dernière partie)

Soumis par tatien le lundi, 18 août, 2003 - 19:20 Analyse
Géopolitique

Imaginons pour un instant une communauté de petite taille, assez petite pour que tous ses habitants puissent, une fois par semaine, se réunir dans une salle d'assemblée pour délibérer et voter sur les décisions prises par la communauté. Imaginons que l'accès à l'assemblée soit un droit fondamental pour tous les habitants de la communauté. Une telle communauté répondrait-elle à la notion de démocratie? À première vue, oui, car tous auraient accès à la vie politique. Mais que se passe-t-il si, pour une raison ou pour une autre, il soit interdit de discuter de certaines questions à l'assemblée? Cela voudrait dire que certaines décisions ne pourraient pas être prises simplement parce que personne ne pourrait même en discuter, ce qui ne serait clairement pas démocratique. Et que se passe-t-il si, dans cette communauté, une minorité de gens apprend à lire, écrire et s'exprimer en public alors que le reste de la population est analphabète? Dans ces circonstances, la minorité instruite sera plus apte à comprendre les enjeux et à diriger les débats en assemblée vers des décisions qui l'avantagent, au détriment d'une majorité qui se ferait bêtement mener en bourrique. Enfin, que se passe-t-il si on laisse les gens malades se débrouiller seuls? Quand on est malade, il est clairement difficile de prendre des décisions rationnelles (et la mort rend l'exercice encore plus difficile...). Clairement, les voix des gens malades ne pourraient pas être entendues à l'assemblée.

La démocratie ne tient pas qu'à la forme du système politique. L'accès à l'éducation et à la santé ainsi que la liberté d'opinion et d'expression sont autant de caractéristiques propres à une démocratie saine. Nous analyserons, dans cette seconde partie, ces autres caractéristiques dans le régime cubain.

Éducation

L'une des premières grandes réformes apportées par la Révolution cubaine fut celle de l'éducation. Cuba maintient un réseau d'éducation public gratuit et accessible à tous. D'un point de vue académique, ce système est très efficace comparé à d'autres pays d'Amérique latine et ce, malgré la pauvreté extrême du pays, en croissance depuis le début des années 90[1]. Le taux d'alphabétisation est de 95% chez les hommes comme chez les femmes[2]. Cuba démontre qu'avec peu, on peut faire beaucoup.

L'ensemble du réseau est public et administré par l'État: il n'existe pas d'alternative (privée ou collective). Celui-ci dicte les sujets abordés dans les cours, ce qui mène vraisemblablement à des abus de la part du Parti. À Cuba, on considère les sujets politiques comme des matières de base, aussi importantes que le français et les mathématiques: marxisme, dialectique, économie politique, histoire du mouvement ouvrier, etc[3]. À mon avis, ceci n'invalide pas le système en soi. Au Québec, par exemple, la réussite du cours de secondaire IV "Histoire du Québec et du Canada" est obligatoire à l'obtention du DÉS et le cours d'économie de la même année ne parle essentiellement que du système capitaliste.

Par contre, il y a une différence entre insister sur certaines matières pour des motifs culturels et utiliser le système éducatif pour endoctriner les élèves: Cuba a-t-il franchi cette limite? Que les élèves soient contraints à poser des gestes pro-régimes (e.g. saluer le drapeau), ce n'est certainement pas bon pour l'esprit critique, j'en conviens. Mais on pourrait reprocher ça à bien des régimes, à commencer par les États-Unis chez qui la cérémonie de la "levée du drapeau" dans les écoles est sacrée. Par contre, certains prétendent (et je n'ai pas de difficulté à le croire) que les autorités montent des "dossiers" sur les élèves afin de tenir compte de leurs activités hors-école et de leur fidélité au régime[4]. Ces dossiers sont plus tard remis à leurs patrons. Les élèves qui souhaitent faire des études supérieures sont "vérifiés" par des membres du Parti afin de s'assurer que les membres de l'élite intellectuelle du pays soient des sympathisants.

Certains critiquent également la prétendue "gratuité" du système. En effet, à partir de la septième année et jusqu'à la douzième année, tous les élèves se doivent d'effectuer des corvées, à raison de 30 jours par année, dans la campagne. Ces travaux sont obligatoires sous peine de renvoi et ne sont pas rémunérés[5].

Le système d'éducation cubain, en tout cas, n'est vraisemblablement pas axé sur le développement de l'esprit critique. Il montre aux gens à lire et à compter, mais il ne leur donne pas les outils pour critiquer le régime, pour débattre des questions politiques, etc. Donc de ce point de vue, malgré sa prétendue efficacité, le système éducatif n'améliore pas vraiment la vie démocratique du pays.

Santé

Le système de santé public de Cuba est souvent cité comme la plus grande réussite du régime. En 1998, les cubains avaient une espérance de vie comparable à celle de pays plus développés, comme les États-Unis et le Canada, et supérieure à tous les pays d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud[6]. Le taux de mortalité infantile (7%) était égal à celui des États-Unis et largement inférieur à tous les pays d'Amérique latine.

Comment cela est-il possible? D'abord, Cuba a le ratio de médecins par habitant le plus élevé (environ un médecin par 600 habitants). Les médecins de famille ont à leur charge environ 600 patients. La médecine cubaine, un peu comme la médecine chinoise, est axée sur la prévention plutôt que sur la guérison. Ensuite, c'est un système totalement gratuit et accessible à tous.[7] Comment Cuba, un pays en complète banqueroute, peut-il maintenir un tel système? Cela semble assez étonnant; certains l'expliquent en prétendant que les médecins cubains sont sous-payés, à tel point que plusieurs d'entre eux se tourneraient maintenant vers des emplois plus payants dans l'industrie du tourisme[8].

De plus, certains doutent de l'universalité et de la gratuité du système public, pourtant garantis par la Constitution. Le système, de moins en moins efficace ces derniers temps, demeure "universel et gratuit" surtout pour les membres du Parti et les gens en mesure de payer "cash".[9] On reproche aussi carrément au régime de falsifier les statistiques. Par exemple, le faible taux de mortalité infantile serait attribuable au taux élevé d'avortements (60% des grossesses sont avortées, contre 31% aux États-Unis)[10]; une pratique courante dans le système de santé cubain consisterait à avorter les femmes présentant des grossesses à risque[11].

Plusieurs doutent de la véracité des autres statistiques également. Cette version des faits décrit un système en banqueroute qui continue de montrer patte-blanche à la communauté internationale mais qui cache des faits importants pour ne pas perdre la face, comme une épidémie de dengue survenue en 1997[12], complètement déniée par Castro et les médias cubains[13].

Liberté d'opinion et d'expression

On peut argumenter que le fort soutien populaire attribué à Castro ne tient qu'au contrôle exercé par le Parti sur les médias, la production et la vie publique. Le contrôle des médias exercé par le Parti est indéniable. On n'a qu'à lire le quotidien Granma, fortement soutenu par les autorités cubaines, pour s'en apercevoir: on n'y trouve aucun opinion défavorable au régime. Les persécutions exercées récemment à l'endroit de certains journalistes indépendants le suggèrent également[14].

Depuis bien longtemps, Cuba justifie une politique de répression à l'endroit des voix qui s'opposent au régime pour des raisons de sécurité nationale. Depuis l'adoption de la loi 88 en février 1999, les autorités cubaines peuvent incarcérer quiconque fournit des «informations susceptibles de servir la politique américaine»[15]. Ce qui lui a permis de remporter un triste titre accordé par Reporters Sans Frontières: celui de «la plus grande prison de journalistes au monde»[16].

Et ce ne sont pas que les journalistes qui voient leur liberté d'expression bafouée à Cuba. Amnistie Internationale rapporte dans son rapport annuel (2002) des abus à l'endroit des journalistes et des dissidents politiques : détentions à court terme, harcèlement et emprisonnements. Le rapport dénonce également des conditions carcérales pénibles. Les prisons cubaines sont remplies de prisonniers de conscience[17]. La Constitution comporte une lacune importante : le système judiciaire est censé être indépendant du gouvernement, mais les juges et les magistrats de la Cour Suprême sont choisis par l'Assemblée Nationale bref, par le Parti...[18] Ceci n'est pas le cas au Canada et aux États-Unis, par exemple, où le système de justice est relativement indépendant des autres pouvoirs[19].

Pourtant, en regardant l'effritement des libertés individuelles au Canada[20] et aux États-Unis depuis quelques années et l'augmentation de la répression policière, je me pose une sérieuse question. À Cuba, il est vrai que les journalistes indépendants sont menaçants pour le régime, car la plupart d'entre eux souhaitent un changement radical du régime vers un système "à l'américaine". Or, ils disposent d'un appui réel du côté américain. Et les États-Unis ont toujours été une réelle menace pour le régime : embargo, terrorisme, tentatives d'invasion, manoeuvres diplomatiques[21]. Je me mets à penser que la raison pour laquelle la répression est moins forte au Canada est que le mouvement d'opposition (e.g. altermondialisation) n'est pas vraiment menaçant pour le régime, du moins pour le moment. Tant que ce mouvement peut être "évité" grâce au magnifique travail des médias corporatistes, tant qu'il ne "contamine" pas le citoyen moyen, bref, tant qu'il reste marginal, on peut accepter sa présence. Mais dès que ce mouvement commence à se faire connaître, dès qu'il propose des solutions viables, bref, dès que l'appareil médiatique n'arrive plus à le contenir, on est bien obligé d'utiliser la répression pour le mater. Bien entendu, tout ça n'a rien de démocratique.

Conclusion

La rédaction de cet article a été extrêmement difficile. Les sources d'information sur Cuba ne manquent pas, mais la plupart sont extrêmenent partisanes, voir carrément propagandistes, d'un côté comme de l'autre; les données objectives sont rares, il faut lire entre les lignes, faire des recoupements, etc. Ce qui est certain, cependant, c'est que les médias cubains présentent tous, de façon systématique, la même version des faits. Dans mes recherches, je n'ai trouvé aucun média situé à Cuba qui semble critiquer le régime de quelque façon que ce soit.

Cela pose un sérieux problème de crédibilité. Si les seules informations sur le régime cubain sont contrôlées, filtrées et censurées, parfois de façon violente, il nous est permis de douter de la véracité de toutes les informations que délivre le régime, incluant les données sur la qualité du système de santé et de l'éducation. Dans un pays comme le Canada, bien qu'il soit vrai que les médias de masse livrent souvent une information édulcorée, déformée ou carrément erronée, il y a une limite à ce qu'ils peuvent censurer ou transformer; il y a toujours moyen de trouver l'information ailleurs pour qui sait chercher et les grands médias n'aiment pas être accusés de faire de la désinformation. Le gouvernement canadien ne pourrait pas falsifier des informations sur son système de santé parce qu'il y a plusieurs instituts de recherche, indépendants du gouvernement, qui mèneraient des études indépendantes et qui dénonceraient l'erreur.

Cuba: dicature ou démocratie? Comme tous les régimes actuels, sans doute un mélange des deux.

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[1] "First International Comparative Study of Language, Mathematics and Associated Factors in Third and Fourth Grades", UNESCO, 1998.
[2] Rapport 2001 de l'Organisation Panaméricaine de la Santé.
[3] Sebastian Arcos Cazabon. Human Rights and Education in Cuba.
[4] Damarys Ocaña. 'Study, work, rifle'. 6 août 2000, The Miami Herald.
[5] Sebastian Arcos Cazabon. Human Rights and Education in Cuba.
[6] Social data tables, Banque mondiale.
[7] The Cuban Health System: its global impact and the lessons to be learned, London School of Economics and Political Science.
[8] Miguel A. Faria Jr. Socialized Medicine in Cuba 2002.
[9] Health Care in Cuba: Myth Versus Reality, The Cuban American National Foundation.
[10] Lisa Macdonald. Feminism, Communism and Catholicism, Cuba Solidarity Campaign.
[11] Frank Calzon. Want a Radical Face Lift? Try Revolutionary Cuba, Center for a Free Cuba.
[12] Lire cet article de Santé Canada.
[13] Par exemple, lire cet article du journal cubain pro-Castro Granma International.
[14] Cuba - Rapport annuel 2003, Reporters Sans Frontières.
[15] Ibid. Cet article donne également une liste exhaustive d'exemples de journalistes incarcérés, maltraités et menacés.
[16] La liste des 26 journalistes incarcérés récemment à Cuba est disponible ici.
[17] Dont une liste est disponible ici.
[18] «Article 121. The courts constitute a system of state organs, structured with functional independence from any other and subordinated hierarchically to the National Assembly of the People's Power and the Council of State.»
[19] Au sujet du système américain, lire Les Trois Pouvoirs, par Martin Trudeau, dans notre dossier Washington pour les nuls.
[20] Voir notre dossier sur la répression policière.
[21] Consulter par exemple les archives de la National Security des États-Unis, sur nsarchiv/latin_america/cuba.htm">Cuba documentation project.