Pierre Péladeau (le père) est plus souvent qu’autrement présenté par les médias québécois comme un « self-made man ». [1] Un homme qui, à force de dur labeur, ne comptant que sur lui-même, s’est hissé au sommet. Or, si on regarde de plus près l’histoire de cet homme, on réalise qu’il est loin d’être issu d’une classe sociale ouvrière. Comme beaucoup de prétendus « self-made men », Pierre Péladeau a grandi dans une famille bourgeoise et a fréquenté les meilleurs écoles. Dans cet essai, je m’intéresserai au mythe du « self-made man ». Qui est cet « homme qui se construit tout seul »? Correspond-il à une réalité ou est-il une exception à la règle? Quelle est son rôle dans notre imaginaire collectif?
L’homo auto facere
Qui est le « self-made man »? C’est généralement un individu d’origine modeste, provenant d’un milieu ouvrier, par exemple. Grâce à son éthique du travail et à sa persévérance, il parvient à se hisser de lui-même au sommet de la pyramide économique, c’est-à-dire qu’il parvient à changer de classe sociale et, alors qu’il avait commencé sa vie avec même pas de quoi s’acheter une frite, il la termine avec un gros paquet de fric. Autrement dit, le « self-made man » est celui qui a réussi à accomplir le rêve américain, celui qui est parti de rien et qui a gagné, grâce à ses seuls efforts, le jeu de l’économie capitaliste et qui a fini dans les « high scores ».
En fin de compte, le « self-made man » est la créature qui justifie l’éthique du marché. Si tout le monde partait avec le même héritage financier, culturel, etc. et qu’on regardait le marché évoluer, en théorie ceux qui s’en sont sortis le mieux à la fin seraient ceux qui auraient vraiment travaillé pour.
Nous savons que la réalité, hors de l’utopie du marché, est bien différente. En réalité, tout le monde ne part pas avec les mêmes ressources. La réussite, cela est démontré, dépend beaucoup de l’héritage autant financier que culturel et du milieu duquel on est issu. Cela dépend de également beaucoup de l’éducation qu’on a pu avoir. Bref, en résumé, elle dépend largement des opportunités qui sont offertes à un individu à cause de facteurs incontrôlables (comme le lieu de naissance et les parents qu’on a).
D’ailleurs, les statistiques sont là pour le démontrer. Depuis 1972, la classe des 10% les plus riches du Canada a vu sa proportion des revenus totaux passer de 37,5% à 42,3% en 2000, soit une augmentation absolue de 4,8%. C’est principalement pendant la décennie 1990-2000 que l’écart s’est creusé. Au cours de cette seule période, les 5% les plus riches ont vu leur part du revenu global augmenter de 9%. [2]
Le même phénomène peut être observé chez nos voisins du Sud de façon accentuée. Pendant les années Reagan, la couche la plus riche de la population s’est enrichie par rapport au reste de la population et n’a cessé d’augmenter depuis la fin de la guerre froide. Même si on regarde les revenus absolus en dollars constants, on remarque que le revenu médian du 80% les moins riches n’a pas augmenté beaucoup pendant la période 1982-1997, passant de 47K$ à 60K$ US (dollars constants de 1997) alors que le revenu médian des 20% plus riches passait de 105K$ à 148K$ au cours de la même période. [3]
Plusieurs études démontrent également le rôle de l’héritage culturel et financier dans la réussite personnelle. Les enfants provenant de familles pauvres réussissent moins bien dans la vie que ceux provenant de familles riches et ce, même s’ils ont accès à un système d’éducation libre et gratuit. [4]
Avant 1960, il était peut-être possible de réaliser le rêve américain sans éducation. Mais aujourd’hui, la grande majorité des emplois à revenu élevé requièrent une formation de niveau supérieur. Et bien que l’école soit rendue plus accessible, cela n’est pas garant d’une augmentation des opportunités, contrairement à la croyance populaire. En effet, il ne faut pas oublier que l’école est rendue plus accessible pour tous; par conséquent la classe la plus riche profite autant de cette accessibilité que la classe la plus pauvre. Quand une plus grande partie de la population peut accéder au bacc, les inégalités sont maintenues par différentes mentions et notes au dossier, ou par l’accès aux niveaux supérieurs (maîtrise, doctorat). Certes, l’accessibilité permet de réduire les écarts, mais elle ne les a pas éliminés. [5]
Comme nous l’avons vu, c’est dans les années 90 que les écarts se sont le plus creusés entre les riches et les pauvres. Certains attribuent une partie de cet écart à la montée de la nouvelle économie et à la création de richesses qu’elle a généré. Ainsi, des ingénieurs géniaux auraient-ils atteint le rêve américain en créant des applications logicielles et en devenant du jour au lendemain des multimillionnaires? C’est une possibilité, mais encore une fois il faut faire attention. D’après Eric Schmidt, PDG de la compagnie de logiciels Novell, ce n’est pas seulement l’intelligence et le talent qui priment pour triompher dans cette économie. Ce n’est pas non plus l’éducation tant que les Universités qu’on a fréquenté, car les Universités comme Harvard, MIT et Stanford font partie d’un réseau de contact qu’il est important d’avoir fréquenté pour avoir accès au capital nécessaire pour partir une entreprise dans la nouvelle économie. Encore une fois, les étudiant issus de familles riches sont plus susceptibles d’aller dans ces institutions et de réussir.[6]
C’est d’ailleurs à Harvard qu’a étudié Bill Gates, l’homme le plus riche du monde. Contrairement à la croyance populaire, Bill était issu d’une des familles les plus riches de Seattle. Son grand-père, James W. Maxwell, avait fondé la Seattle's National City Bank en 1906. Le père de Bill Gates, William H. Gates Jr, était un important avocat corporatiste et sa mère, Mary Maxwell, était sur le conseil de la First Interstate Bank et de la Pacific Northwest Bell. [7]
S’il existe, le « self-made man » est donc bel et bien une exception à la règle et ce, depuis très longtemps. Pourtant, cet archétype central de la mythologie du rêve américain est bien implanté dans l’imaginaire collectif. Hollywood a beaucoup contribué à renforcer cette image. Le protagoniste du film américain typique est le plus souvent un homme dynamique, courageux et persévérant qui est en mesure de se dépasser.
Un des meilleurs exemples est le film Forrest Gump, dans lequel Tom Hanks joue le rôle d’un individu de la classe inférieure, simple d’esprit, mais qui réussit à se tailler une place dans la société en faisant les bons choix car, même s’il ne comprend pas tout, il a un grand cœur et une grande âme. On le voit devenir tour-à-tour héros de la guerre, brillant entrepreneur dans la pêche aux crevettes et champion international de ping-pong.
D’apparence très innocente, cette chimère culturelle qu’est le « self-made man » est à mon avis à l’origine d’une fausse analyse du paysage social. La raison n’est pas simplement que l’on associe dévouement personnel et réussite sociale, mais également que l’on mesure cette dernière à l’aune du chèque de paye et des possessions personnelles. L’image du « self-made man » est celle d’un brillant entrepreneur qui, parti de rien, termine sa vie dans un jaccuzi entouré de blondes plantureuses. Ce n’est pas celle d’un itinérant qui réussit à se sortir de la rue et à devenir concierge.
La conclusion (inconsciente) à laquelle on arrive, c’est que les pauvres le sont un peu parce qu’ils le méritent. Ils sont le plus souvent paresseux et c’est bien fait pour eux, après tout. Le même raisonnement s’applique à toutes les catégories d’individus touchés plus étroitement par la pauvreté, comme les gens de couleur et les femmes.
Le « self-made man » existe donc principalement dans la mythologie américaine : s’il existe sûrement dans la réalité, il est vraisemblablement (complètement) hors-norme. En fait, il est sans doute à peu près aussi rare que son contraire, le « self-destroyed man » (e.g., le PDG multimilliardaire qui se retrouve sous le seuil de la pauvreté à cause de ses actions). L’effet pervers de l’image répandue qu’il est relativement courant n’est pas tant de donner de faux espoirs (« moi aussi, si je veux, je suis capable de me hisser au sommet ») que de multiplier les regards méprisants que nous jetons sur la pauvreté.
Par contre, cela ne rend pas le mythe moins intéressant. Au contraire, les valeurs que véhiculent l’image de cet homme triomphant ne sont pas nécessairement mauvaises. L’investissement personnel, le courage, la persévérance et la réalisation de soi ne sont elles pas des valeurs importantes? Il faut simplement séparer le conte de la réalité.
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[1] En cherchant sur internet, je n’ai trouvé aucune biographie de lui qui ne soit outrageusement élogieuse.
[2] Source : « The Evolution of High Incomes in Canada, 1920-2000 ».
[3] Source : « Why Has Median Wealth Grown So Slowly in the U.S. during the 1990s ».
[4] Source : Gosta Esping-Andersen. « Unequal Opportunities and Social Inheritance ».
[5] Source : Louis Maurin. « Une école inégale ». Observatoire des inégalités.
[6] Certains prétendent que l’augmentation de la part des richesse de la classe la plus riche est dûe au fait que c’est cette classe de la population qui a été plus génératrice de richesses et que, par conséquent, il est juste qu’elle reçoive une plus grande part de cette nouvelle richesse. À mon avis, cela est extrêmement discutable – la notion de richesse n’est pas absolue et l’idée même qu’il soit possible de « créer de la richesse » n’est pas partagée par tous les économistes – n’enlève rien au fait que les « créateurs de richesse » sont issus de la tranche la plus aisée (rappelons que nous nous intéressons si le phénomène du « self-made man » est répandu dans notre société) .
[7] Source : How to Become as Rich as Bill Gates.