Que se passe-t-il en Haiti? Un coup d'état? Soulèvement populaire? Révolution? Putsch commandité par la CIA? Pendant que la confusion s'installe de notre côté de l'écran, que se passe-t-il encore au sud de la Florida?
Le Canada, si prompt habituellement à offrir son "aide" militaire aux interventions de casques bleus, a bondi en réaction à la proposition de la France d'envoyer une force de maintien de la paix en Haiti, demandant des "précisions". Ce n'est que récemment que les États-Unis et le Canada ont timidement demandé le départ d'Aristide, qui a finalement exaucé les souhaits de la communauté internationale ainsi que de l'opposition officielle ce matin le 29 février.
On est en droit de se demander pourquoi les États-Unis et le Canada refusent d'intervenir pour "rétablir la paix" en Haiti. Un article plutôt lucide de ZMag [1], nous brosse un portrait des interventions militaires des États-Unis en Haiti. Les interventions militaires de 1891, 1914 et 1915 ont été faites pour "protéger la propriété et les vies Américaines quand les esclaves 'nègres' tombent hors de contrôle." C'est Raoul Cedras qui en 1990 renversa le nouveau président élu (Jean-Bertrand Aristide), avec l'appui de la CIA. En 1994, Clinton envoya des troupes sous l'égide de l'ONU pour ramener Aristide au pouvoir, mais limita la portée de cette intervention, en ne désarmant pas les rebelles. Ainsi, les tyrans d'Haiti et les opposants d'Aristide fuyèrent vers la République Dominicaine et les États-Unis.
De notre côté, le Canada envoya une police en réponse au retour au pouvoir d'Aristide. L'ACDI (Agence Canadienne de Développement International) chargea la GRC d'entraîner une police civile en Haiti. Roland Boutin, ex-conseiller technique auprès de la Police Nationale Haitienne (PNH), présente un portrait pour le moins intéressant de cette "intervention" canadienne dans le Devoir du 28 février: "Or, les normes de recrutement devenant de moins en moins respectées, on retrouvait à l'académie de la PNH des cadets qui avaient comme seul critère la loyauté envers le parti au pouvoir". M. Boutin recommende alors au ministère des Affaires Internationales de se retirer. Le ministère ignore évidemment les avertissements: "Nous avons donc investi dans une crise depuis 2000 sans avoir compris le programme d'Aristide".
Le Canada ayant envoyé sa mission d'apparence, qui se montra non seulement inutile, mais en plus encouragea l'état policier d'Aristide, se montre maintenant évidemment réticent à se mettre à nouveau les pieds dans les plats, d'autant plus que l'initiative politique canadienne se limite de plus en plus à l'agenda politique américain.
La priorité semble donc, pour le Canada, de garder son image de Gardien de la Paix sans pour autant s'engager dans aucun processus de paix. Pour les États-Unis, la priorité semble être de fermer leurs frontières: ils préparent des plans de contigence pour "accueillir" jusqu'à 50000 réfugiés Haitiens... à Guantanamo Bay! Bush a d'ailleurs avisé que les réfugiés ne seraient pas acceptés au pays, on se demande si il croyait vraiment que les haitiens allaient l'entendre.
Il semblerait d'ailleurs que la CIA est à nouveau mêlée au coup d'état, fournissant des armes modernes aux rebelles [2]. Mais pourquoi les États-Unis se mêleraient-ils encore de politique aux Caraïbes?
Il semblerait qu'une des raisons qui inciterait les États-Unis à vouloir le départ d'Aristide serait qu'il serait trop "à gauche" pour le bon vouloir du département d'état. Entre autres choses, Aristide s'est battu pour monter le salaire minimum (qui est à 1,60$, le taux le plus bas en 10 ans). Le principal opposant à cette politique est Andy Apaid, porte parole de l'opposition, qui possède 15 manufactures en Haiti, et qui aurait obtenu son passeport Haitien frauduleusement. L'opposition à Aristide serait donc composée pas vraiment par la "société civile" mais par ce qu'on pourrait appeler la classe moyenne d'Haiti (car il n'y a pas vraiment de riches en Haiti), qui a tout intérêt à chasser du pouvoir un homme aux politiques trop "sociales" pour des hommes d'affaires.
Et les exactions alors? Les assassinats politiques? Susskind mentionne que le gouvernement d'Aristide a condamné ces attaques, mais les médias de masse ont "omis" ce détail. Effectivement, avec un peu de recul, on remarque que Aristide a soudainement été démonisé par les médias, les comparaisons avec Duvalier fusant de toutes parts alors que plusieurs membres de l'opposition étaient des alliés de Duvalier alors qu'il était au pouvoir, tout comme les États-Unis étaient les principaux appuis politiques de Papa et Bébé Doc[3].
On présente aussi le fait qu'Aristide emploie les Chimères pour la sécurité à Port-au-Prince. Les Chimères sont ces groupes issus des ghettos recrutés par Aristide, et qui ont été accusés de dresser des barrages et de voler et piller les passants. Pour remettre les choses en perspective, il est important de comprendre que ce qui constituait l'armée d'Haiti fait désormais partie de l'opposition, les militaires participant allégrement à l'insurrection. Il n'est donc pas surprenant que le gouvernement se tourne vers d'autres "sources" pour la protection de l'État.
Pourquoi l'information que nous recevons serait si distortionnée? C'est que les agences de presse (Reuters, Associated Press) prennent leur information des médias propriété de l'élite d'Haiti (Radio Métropole, Télé-Haiti, Radio Caraibe, Radio Vision 2000 and Radio Kiskeya). Des journalistes ont d'ailleurs accusé ces médias d'exagérer les exactions commises par les autorités. Ces radios et télés inciteraient aussi la population à renverser le gouvernement dans des publicités ciblées.
De notre côté, dans une entrevue ambigüe au Point, l'intervieweuse essayait tant bien que mal d'embarrasser le leader de l'opposition. Montrer l'illégitimité d'Aristide en jouant au mauvais avocat du diable et en posant les mauvaises questions, question de ne pas trop surprendre l'auditoire, voilà une bonne tactique pour justifier la rébellion. Le leader de l'opposition s'en est sorti indemne et a pu passer son message: Aristide est un dictateur, il doit être renversé. Il n'y a pas de collusion entre l'opposition et les forces rebelles.
Aristide "s'accroche au pouvoir", selon le journal métro. Et s'il en était autrement? Et si Aristide n'était pas le dictateur sanguinaire que nos médias aiment détruire? Si au contraire de ce qu'affirment les médias de masse, la paix en Haiti passait vraiment par Aristide, et par une politique respectant la constitution d'Haiti, comme le réclament plusieurs?
Autant comme anarchiste j'aimerais voir s'effacer une dictature, autant je ne me fais pas d'illusions: je connais très peu de la situation en Haiti et la révolte qui y gronde me semble plus près d'un coup d'état que d'une véritable révolution.
Une chose est sûre, les États-Unis n'ont pas besoin d'une autre république de bananes fasciste dans le pays le plus pauvre de notre hémisphère. Les États-Unis ont déjà commandité plusieurs coups d'états en Amérique Centrale et aux Caraïbes et ils ne vont pas se gêner cette année, surtout qu'ils n'ont pas à envoyer de troupes étatsuniennes: ils n'ont qu'à financer les rebelles discrètement et contrôler l'opinion publique adéquatement, chose assez simple quand des vies américaines ne sont pas en jeu.
Le problème est que nous sommes mal informés. La remise en contexte habituelle du Téléjournal présentant la situation historique haitienne m'a donné le sentiment qu'on essayait de me mélanger plus que de m'informer.
Ces récapitulatifs ont la fâcheuse habitude de négliger les "détails" comme la commandite américaine du premier coup d'état contre Aristide et, plus généralement, les implications des organismes "para-gouvernementaux" (si je peux dire) américains comme la CIA ou les institutions ultra-capitalistes comme le FMI ou la BM.
La leçon à tirer de tout ceci est qu'il faut toujours être vigilant et surtout lorsque les choses semblent simples comme je le croyais initialement. Ne pas se réconforter dans une seule vision d'une situation politique, car si elle est confortable, c'est probablement qu'elle est fausse.
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[1] Haiti
Redux
[2] Haiti's
Lawyer: US Is Arming Anti-Aristide Paramilitaries, Calls For UN
Peacekeepers
[3] Insurrection in the Making