Lors du mois de février 2004, l'Assemblée nationale a ouvert des consultations publiques au sujet de la qualité, de l'accessibilité, et surtout du financement des universités québécoises. À cette occasion, on a eu droit à quelques articles de journaux et communiqués de presse sur la question. Dans ce texte, j'aimerais attirer votre attention sur un article de La Presse du 16 février dernier et un communiqué de l'Institut économique de Montréal, notre /think tank/ "bien-de-chez-nous" [1], à propos d'une étude que l'Institut vient de publier sur le sujet. On y verra que les arguments utilisés par les néolibéraux font souvent appel à des sophismes, et qu'en cela, ils ne sont pas très différents de leurs arguments habituels. C'est pourquoi, tout au long de l'article, j'essaierai de relier ces sophismes à l'idéologie néolibérale en général.
Il m'apparaît tout naturel de commencer par cet argument, car c'est celui qui sert à amorcer un débat à propos duquel nos amiEs pressentent que leur opinion est mal vue par l'opinion publique québécoise, au premier abord du moins. Par conséquent, pour se faire entendre par la population, le ou la néolibéralE se doit d'être vuE comme unE démocrate, un homme ou une femme "de débats". C'est ainsi que le titre du communiqué de presse de l'IEDM est "L'Institut économique de Montréal lance le débat sur le dégel des droits de scolarité universitaires" [2]. De même, l'article de /La Presse/ que j'ai parcouru s'intitule "Le tabou des droits de scolarité" [3]. L'article de Marie Allard commence ainsi:
«"Ce sera la grande muette de la Commission parlementaire sur le financement des universités, prédit Clément Lemelin, professeur de sciences économiques à l'UQÀM. Les gens vont y penser sans oser en discuter." Ce sujet tabou, c'est le dégel des frais de scolarité.»
De cette manière, M. Lemelin fait un formidable renversement des rôles. Comme plusieurs autres, il dépeint les défenseurs du gel des frais de scolarité comme une sorte de /clergé/, une puissance occulte qui empêche une saine discussion d'avoir lieu. C'est donc celles et ceux qui veulent maintenir des acquis sociaux qui sont les conservateurs[4], alors que les progressistes sont les néolibéraux, car ils sont "de leur temps" et veulent faire avancer le Québec[5].
Que répondre à ce sujet? Tout simplement ceci: le fait de ne pas vouloir tenir un débat n'est pas nécessairement signe de corporatisme ou de conservatisme, mais peut reposer sur d'autres considérations, tout aussi "démocratiques". Par exemple, si un vieux général d'extrême-droite veut "ouvrir le débat" en posant la question suivante: "devrions-nous rouvrir les camps de concentration pour Juifs, Noirs et gais?", personne ne voudra entrer dans ce débat, non par soi-disant fermeture d'esprit, mais bien parce que cette politique n'a rien de démocratique. De même, le gel des frais de scolarité est un acquis social, mince peut-être, mais un acquis démocratique tout de même.
Une fois le débat ouvert, on amène souvent un point statistique incontournable: le gel des frais de scolarité a été maintenu si longtemps que l'écart entre le Québec et le reste du Canada se creuse: "Fixés à 1668$ par an au Québec - le même montant depuis 10 ans - ils sont les moins chers au Canada, où la moyenne est de 4025$" ( /La Presse/, 16 février 2004). Ainsi, non seulement les QuébécoisEs s'obstinent à vouloir taire un débat d'idées, mais en plus, ils ont un statut privilégié dont ils devraient presque avoir honte.
Mais ce sous-financement de la part des étudiantEs n'amène pas uniquement de la honte, mais une "baisse de compétitivité" des universités québécoises. Le recteur de l'Université de Montréal, Robert Lacroix, soutient que "si le Québec avait des droits de scolarité à la hauteur de la moyenne canadienne, ce sont 447 millions que les universités auraient en plus" ( /La Presse/, 16 février 2004). De cette manière, nos universités pourraient monter de niveau, et comme l'éducation supérieure est désormais un marché mondial où la compétition est forte (pour l'IEDM, l'éducation est "un investissement en capital humain qui s'avère très rentable"), il est évident qu'il s'agit d'une stratégie gagnante, pour reprendre le vocabulaire entrepreneurial, pour le Québec.
Encore une fois, on peut faire de nombreux parallèles entre ces affirmations et l'idéologie néolibérale en général: on compare rapidement le Québec et l'Ontario, le Québec et les États-Unis, à tout plein de niveaux: frais de scolarité, taux d'imposition, tarifs d'électricité, etc. Ensuite, une fois la différence clairement établie, on nous dit que le Québec va subir les conséquences de ces "privilèges" en étant moins compétitif à long terme. Étrange qu'on ne compare pas très souvent le Québec avec la France, où la gratuité scolaire prédomine toujours jusqu'à l'université, où avec certains pays scandinaves, qui ont des leçons à nous donner en matière de justice sociale. Étrange également que la compétitivité des universités québécoises ne puisse pas être assurée par les fonds publics. À cela, les néolibéraux répondraient probablement que c'est l'État québécois en entier qui doit être compétitif, et non uniquement notre éducation post-secondaire, mais c'est une autre histoire...
Ici, on commence à entrer dans de la haute voltige argumentative:
"Les données (...) montrent qu'il n'y a pas de relation directe entre le niveau des droits de scolarité et l'accessibilité. En effet, malgré de faibles droits de scolarité au Québec, la fréquentation des universités y est parmi les plus faibles au Canada. De plus, certaines provinces canadiennes qui ont des droits de scolarité beaucoup plus élevés ont néanmoins un taux de participation supérieur à celui du Québec". (Communiqué de l'IEDM)
Un peu plus, et on voudrait nous dire que l'augmentation des frais de scolarité rend l'université plus accessible. C'est logique, après tout...
Mais l'IEDM ne va pas jusque là et se sert simplement de cette constatation pour affirmer qu'une "augmentation des droits au Québec ne réduirait pas nécessairement l'accessibilité aux études universitaires". Or, en faisant un parallèle aussi rapide, l'IEDM compare des provinces qui peuvent avoir beaucoup d'autres différences avec le Québec que le simple point des frais de scolarité. Les programmes de prêts étudiants, par exemple, y sont peut-être plus développés [6]. Peut-être également que l'existence des cégeps, une institution unique au Canada, diminue le nombre d'étudiants universitaires. Bref, il y a tout plein d'autres facteurs qu'on doit prendre en compte en comparant l'accessibilité des universités canadiennes [7].
Tout comme Raël et Richard Glenn peuvent démontrer l'existence des extra-terrestres, les idéologues néolibéraux font la preuve que la hausse des frais de scolarité profitera aux plus démuniEs. On ne sait plus s'il faut rire ou pleurer lorsqu'on voit cet argument gagner de plus en plus d'adeptes:
"En subventionnant davantage l'éducation supérieure de façon généralisée, écrit [l'auteure de la recherche] Norma Kozhaya, les contribuables moyens se trouvent en pratique à financer les hauts salariés de demain. On peut donc se demander s'il est équitable que les gens qui ne profitent pas de l'université contribuent à ce point à son financement" (IEDM).
L'ex-ministre Joseph Facal va dans le même sens, reprenant une idée de plus en plus populaire qui découle de ce sophisme malicieux: "Pourquoi ne pas moduler les droits de scolarité selon les disciplines, en fonction des revenus futurs estimés et des taux de placement sur le marché du travail?" ( /Les Affaires/, 7 février 2004)
L'argument est séduisant. On se demande s'il prend au piège ses propres défenseurs, tellement il semble tomber sous le sens. Quoi de plus logique? Est-il juste qu'unE futurE cardiologue qui gagnera 250 000$ par année paie le même 1668$ par an de frais de scolarité qu'unE étudiantE en soins infirmiers qui n'en gagnera pas le cinquième?
Arrêtons-nous quelques minutes et pensons aux effets concrets qu'aurait une telle mesure. Si les droits de scolarité pour un futur médecin sont de 8 000$ par an, seuls les plus fortunés (comme par exemple les fils et filles de médecins) pourront se payer ces études! Ainsi, sous prétexte de faire payer ceux qui en profiteront directement, cette "hausse modulée" réduirait considérablement la mobilité sociale! [8] Quant aux contribuables moyens dont l'Institut économique de Montréal aime tant se porter à la défense, leurs impôts servent non pas tellement à payer pour les études des futurs nantis, mais bien à permettre que des gens des classes moyennes et (bien que minoritairement, évidemment) populaires aient accès à des professions bien rémunérées et bien considérées. On voit que les acrobaties rhétoriques néolibérales vont loin.
Pour terminer ce petit portrait de l'argumentaire néolibéral en ce qui a trait aux frais de scolarité, qui semble toujours rationel mais qui au fond, n'est qu'une coquille vide, j'aimerais dire quelques mots sur le "réalisme" (économique, il va sans dire) qu'on nous reproche de manquer. Le temps des utopies égalitaires est bel et bien terminé, il nous faut être responsables, comme l'explique Stéphanie Trudeau, présidente de la Commission Jeunesse du Parti Libéral: "c'est une nécessité pour assurer la qualité de notre système universitaire. Il faut enlever nos lunettes roses et faire preuve de lucidité" ( /La Presse/, 16 février 2004).
À force de faire perdurer d'autres valeurs que celles de la rentabilité au sein de l'institution universitaire, des valeurs telles que la connaissance et la justice, on nous dit que nous précipitons son déclin. Décidément, l'idéologie néolibérale n'est pas à un renversement près. Jamais nos sociétés n'ont été aussi riches, jamais n'avons-nous eu autant de moyens pour actualiser réellement ces valeurs, et pourtant, nous nous dirigeons vers un éloignement sans précédent de celles-ci.
La gratuité scolaire à tous les échelons du système scolaire n'a jamais été aussi envisageable qu'aujourd'hui sur le plan économique. Pourtant, elle est aussi très peu envisageable comme revendication politique concrète à notre époque d'économisme triomphant. Il n'en demeure pas moins fondamental de préserver cette revendication comme un objectif qui peut et qui doit être atteint à long terme. Le réalisme politique auquel nous ont habituées les fédérations étudiantes telles que la FECQ et la FEUQ risque de nous faire perdre la bataille la plus importante qu'il faut mener contre les néolibéraux: celle des idées. Lorsqu'on cède à cette vision du monde où tout n'est que rentabilité, capital humain et compétitivité, on ouvre la voie aux pires aberrations.
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[1] Un "think tank" ou "boîte à idées" est un institut de recherche autoproclamé indépendant mais la plupart du temps financé par des entreprises et fondations privées qui sont loin d'être désintéressées. Le think tank véhicule les résultats de ses recherches "objectives" dans les médias de masse, de façon à diffuser une idéologie néolibérale ou néoconservatrice.
[2] Institut économique de Montréal, "L'Institut économique de Montréal lance le débat sur le dégel des droits de scolarité universitaires", Communiqué de presse du 20 janvier 2004; le souligné est de moi.
[3] Marie Allard, /La Presse/, 16 février 2004, p. A7; sauf mention contraire, les citations de l'IEDM et de /La Presse/ dans cette analyse renvoient toujours à ces deux articles.
[4] D'ailleurs, un court texte de Joseph Facal dans le journal /Les Affaires/ du 7 février 2004 dit exactement cela. L'article s'intitule "Quand le corporatisme se déguise en progressisme" (Joseph Facal, "Quand le corporatisme se déguise en progressisme", /Les Affaires/, 7 février 2004, p. 15). On peut lire ce texte en ligne sur le site de l'Institut économique de Montréal (quelle coïncidence). Bien évidemment, l'auteur parle ici du mouvement étudiant: "les associations étudiantes, prisonnières d'une conception corporatiste de leur rôle, ne rendent service à personne en refusant de faire leur part dans une relance de nos universités qui devrait nous concerner tous". Ai-je besoin de mentionner que Joseph Facal est l'ancien ministre péquiste qui avait demandé, autre coïncidence, qu'on "ouvre le débat" au sujet de la social-démocratie au sein du PQ, durant l'été 2002.
[5] Pierre Reid, l'actuel ministre de l'éducation du Québec, a déjà affirmé, alors qu'il était recteur de l'Université de Sherbrooke, que "l'augmentation des droits de scolarité est politiquement difficile à soutenir pour les élus" ( /La Presse/, 16 février 2004). Lorsqu'on lit entre les lignes, on se rend compte la volonté de parler de hausse des frais serait signe de "courage politique". Autre exemple du renversement des rôles.
[6] D'ailleurs, les étudiants universitaires du reste du Canada sont plus endettés que ceux du Québec, mais cela, l'IEDM ne le mentionne pas... Une recherche rapide sur Google m'a amené à un article de Chantal Hébert qui affirme que:
"L'endettement des étudiants du reste du Canada et du Québec n'est pas comparable : dans le reste du Canada, la dette des étudiants a augmenté au grand galop depuis 1990 passant de 13 000 $ en moyenne pour un étudiant diplômé du premier cycle à 25 000 $ l'an prochain. Au Québec, le fardeau de la dette étudiante progresse au petit trot et atteindra au même moment 11 000 $ par diplômé" (Chantal Hébert, "Le mauvais bobo", /La Presse/, 26 février 1998).
"Le Québec compte un pourcentage plus élevé des étudiants qui font des études de premier cycle au Canada que son poids démographique. En 1994, avant que les droits de scolarité n'atteignent leur taux actuel ailleurs au Canada, le Québec comptait déjà 30 % de tous les étudiants inscrits à temps partiel ou à temps complet à des études supérieures de ler cycle au pays. La même année, 32 % des diplômés de premier cycle l'étaient au Québec contre 37 % en Ontario, une province dont le poids démographique est plus conséquent" ( /La Presse/, 26 février 1998).