Je reproduis ici pour référence personnelle et future un extrait très intéressant de "Dieu et l'État" (1882), de Michel Bakounine.
C'est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l'esprit et le coeur des hommes. L'homme privilégié soit politiquement, soit économiquement, est un homme intellectuellement et moralement dépravé. Voilà une loi sociale qui n'admet aucune exception, et qui s'applique aussi bien à des nations tout entières qu'aux classes, aux compagnies et aux individus. C'est la loi de l'égalité, condition suprême de la liberté et de l'humanité. Le but principal de ce livre est précisément de la développer, et d'en démontrer la vérité dans toutes les manifestations de la vie humaine.
Un corps scientifique auquel on aurait confié le gouvernement de la société finirait bientôt par ne plus s'occuper du tout de science, mais d'une tout autre affaire ; et cette affaire, l'affaire de tous les pouvoirs établis, serait de s'éterniser en rendant la société confiée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son gouvernement et de sa direction.
Mais ce qui est vrai pour les académies scientifiques l'est également pour toutes les assemblées constituantes et législatives, lors même qu'elles sont issues du suffrage universel. Ce dernier peut en renouveler la composition, il est vrai, ce qui n'empêche pas qu'il ne se forme en quelques années un corps de politiciens, privilégiés de fait, non de droit, qui, en se vouant exclusivement à la direction des affaires publiques d'un pays, finissent par former une sorte d'aristocratie ou d'oligarchie politique. Voir les États-Unis d'Amérique et la Suisse. Ainsi, point de législation extérieure et point d'autorité, l'une étant d'ailleurs inséparable de l'autre, et toutes les deux tendant à l'asservissement de la société et à l'abrutissement des législateurs eux-mêmes.
S'ensuit-il que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. Lorsqu'il s'agit de bottes, j'en réfère à l'autorité du cordonnier ; s'il s'agit d'une maison, d'un canal ou d'un chemin de fer, je consulte celle de l'architecte ou de l'ingénieur. Pour telle science spéciale, je m'adresse à tel savant. Mais je ne m'en laisse imposer ni par le cordonnier, ni par l'architecte, ni par le savant. Je les écoute librement et avec tout le respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur savoir, en réservant toutefois mon droit incontestable de critique et de contrôle. Je ne me contente pas de consulter une seule autorité spécialiste, j'en consulte plusieurs ; je compare leurs opinions, et je choisis celle qui me paraît la plus juste. Mais je ne reconnais point d'autorité infaillible, même dans les questions toutes spéciales ; par conséquent, quelque respect que je puisse avoir pour l'honnêteté et pour la sincérité de tel ou de tel autre individu, je n'ai de foi absolue en personne. Une telle foi serait fatale à ma raison, à ma liberté et au succès même de mes entreprises; elle me transformerait immédiatement en un esclave stupide et en un instrument de la volonté et des intérêts d'autrui.
Si je m'incline devant l'autorité des spécialistes et si je me déclare prêt à en suivre, dans une certaine mesure et pendant tout le temps que cela me paraît nécessaire, les indications et même la direction, c'est parce que cette autorité ne m'est imposée par personne, ni par les hommes ni par Dieu. Autrement je les repousserais avec horreur et j'enverrais au diable leurs conseils, leur direction et leur science, certain qu'ils me feraient payer par la perte de ma liberté et de ma dignité humaines les bribes de vérité, enveloppées de beaucoup de mensonges, qu'ils pourraient me donner.
Je m'incline devant l'autorité des hommes spéciaux parce qu'elle m'est imposée par ma propre raison. J'ai conscience de ne pouvoir embrasser dans tous ses détails et ses développements positifs qu'une très petite partie de la science humaine. La plus grande intelligence ne suffirait pas pour embrasser le tout. D'où résulte, pour la science aussi bien que pour l'industrie la nécessité de la division et de l'association du travail. Je reçois et je donne, telle est la vie humaine. Chacun est autorité dirigeante et chacun est dirigé à son tour. Donc il n'y a point d'autorité fixe et constante mais un échange continu d'autorité et de subordination mutuelles, passagères et surtout volontaires.
Cette même raison m'interdit donc de reconnaître une autorité fixe, constante et universelle, parce qu'il n'y a point d'homme universel, d'homme qui soit capable d'embrasser dans cette richesse de détails ; sans laquelle l'application de la science à la vie n'est point possible, toutes les sciences, toutes les branches de la vie sociale. Et, si une telle universalité pouvait jamais se trouver réalisée dans un seul homme, et qu'il voulût s'en prévaloir pour nous imposer son autorité, il faudrait chasser cet homme de la société, parce que son autorité réduirait inévitablement tous les autres à l'esclavage et à l'imbécillité. Je ne pense pas que la société doive maltraiter les hommes de génie comme elle l'a fait jusqu'à présent. Mais je ne pense pas non plus qu'elle doive trop les engraisser ni leur accorder surtout des privilèges ou des droits exclusifs quelconques ; et cela pour trois raisons : d'abord parce qu'il lui arriverait souvent de prendre un charlatan pour un homme de génie ; ensuite parce que, par ce système de privilèges, elle pourrait transformer en un charlatan même un véritable homme de génie, le démoraliser, l'abêtir ; enfin, parce qu'elle se donnerait un despote.
Je me résume. Nous reconnaissons donc l'autorité absolue de la science parce que la science n'a d'autre objet que la reproduction mentale, réfléchie et aussi systématique que possible, des lois naturelles qui sont inhérentes à la vie tant matérielle qu'intellectuelle et morale, tant du monde physique que du monde social, ces deux mondes ne constituant dans le fait qu'un seul et même monde naturel. En dehors de cette autorité uniquement légitime, parce qu'elle est rationnelle et conforme à la liberté humaine, nous déclarons toutes les autres autorités mensongères. arbitraires, despotiques et funestes.
Nous reconnaissons l'autorité absolue de la science, mais nous repoussons l'infaillibilité et l'universalité des représentants de la science.
(english follows)
It is the characteristic of privilege and of every privileged position to kill the mind and heart of men. The privileged man, whether politically or economically, is a man depraved in mind and heart. That is a social law which admits of no exception, and is as applicable to entire nations as to classes, corporations, and individuals. It is the law of equality, the supreme condition of liberty and humanity. The principal object of this treatise is precisely to demonstrate this truth in all the manifestations of human life.
A scientific body to which had been confided the government of society would soon end by devoting itself no longer to science at all, but to quite another affair; and that affair, as in the case of all established powers, would be its own eternal perpetuation by rendering the society confided to its care ever more stupid and consequently more in need of its government and direction.
But that which is true of scientific academies is also true of all constituent and legislative assemblies, even those chosen by universal suffrage. In the latter case they may renew their composition, it is true, but this does not prevent the formation in a few years' time of a body of politicians, privileged in fact though not in law, who, devoting themselves exclusively to the direction of the public affairs of a country, finally form a sort of political aristocracy or oligarchy. Witness the United States of America and Switzerland.
Consequently, no external legislation and no authority-one, for that matter, being inseparable from the other, and both tending to the servitude of society and the degradation of the legislators themselves.
Does it follow that I reject all authority? Far from me such a thought. In the matter of boots, I refer to the authority of the bootmaker; concerning houses, canals, or railroads, I consult that of the architect or engineer. For such or such special knowledge I apply to such or such a savant. But I allow neither the bootmaker nor the architect nor the savant to impose his authority upon me. I listen to them freely and with all the respect merited by their intelligence, their character, their knowledge, reserving always my incontestable right of criticism censure. I do not content myself with consulting authority in any special branch; I consult several; I compare their opinions, and choose that which seems to me the soundest. But I recognize no infallible authority, even in special questions; consequently, whatever respect I may have for the honesty and the sincerity of such or such an individual, I have no absolute faith in any person. Such a faith would be fatal to my reason, to my liberty, and even to the success of my undertakings; it would immediately transform me into a stupid slave, an instrument of the will and interests of others.
If I bow before the authority of the specialists and avow my readiness to follow, to a certain extent and as long as may seem to me necessary, their indications and even their directions, it is because their authority is imposed upon me by no one, neither by men nor by God. Otherwise I would repel them with horror, and bid the devil take their counsels, their directions, and their services, certain that they would make me pay, by the loss of my liberty and self-respect, for such scraps of truth, wrapped in a multitude of lies, as they might give me.
I bow before the authority of special men because it is imposed upon me by my own reason. I am conscious of my inability to grasp, in all its details and positive developments, any very large portion of human knowledge. The greatest intelligence would not be equal to a comprehension of the whole. Thence results, for science as well as for industry, the necessity of the division and association of labor. I receive and I give-such is human life. Each directs and is directed in his turn. Therefore there is no fixed and constant authority, but a continual exchange of mutual, temporary, and, above all, voluntary authority and subordination.
This same reason forbids me, then, to recognize a fixed, constant, and universal authority, because there is no universal man, no man capable of grasping in that wealth of detail, without which the application of science to life is impossible, all the sciences, all the branches of social life. And if such universality could ever be realized in a single man, and if be wished to take advantage thereof to impose his authority upon us, it would be necessary to drive this man out of society, because his authority would inevitably reduce all the others to slavery and imbecility. I do not think that society ought to maltreat men of genius as it has done hitherto; but neither do I think it should indulge them too far, still less accord them any privileges or exclusive rights whatsoever; and that for three reasons: first, because it would often mistake a charlatan for a man of genius; second, because, through such a system of privileges, it might transform into a charlatan even a real man of genius, demoralize him, and degrade him; and, finally, because it would establish a master over itself.
To sum up. We recognize, then, the absolute authority of science, because the sole object of science is the mental reproduction, as well-considered and systematic as possible, of the natural laws inherent in the material, intellectual, and moral life of both the physical and the social worlds, these two worlds constituting, in fact, but one and the same natural world. Outside of this only legitimate authority, legitimate because rational and in harmony with human liberty, we declare all other authorities false, arbitrary and fatal.
We recognize the absolute authority of science, but we reject the infallibility and universality of the savant.