Loin de la célébration de la fête du Canada, Mme Marie Antoine Nonez se balance sur une chaise berçante au rythme de ses pensées. Son regard ardent laisse pressentir ses pensées âcres. Pour cette Québécoise sexagénaire d’origine haïtienne qui habite Montréal depuis 30 ans, comme pour plusieurs Antillais et Africains, le premier juillet évoque un état d’insécurité et de tensions liés à la recherche de logement.
De sa chaise immobile l’espace d’une pensée, Mme Nonez, tête entre les mains, réfléchit à tous ces montréalais à la peau noire qui sillonnent les artères de la métropole en pleine recherche de logement. Ce «grand calvaire» auquel correspond la recherche d’un domicile pour un citoyen d’une minorité visible, Mme Nonez l’a vécu toute sa vie «Il y a rien d’exceptionnel, ça arrive à tous les noirs, tous les noirs, si un noir vous dit qu’il n’a jamais eu de problème c’est qu’il vous ment», dit-elle le regard figé.
À cause de son accent haïtien bien senti, cette ex-professeure de niveau collégial s’est résignée plus d’une fois à faire appel aux services d’un agent immobilier pour réussir à louer un logement pour elle et ses enfants. L’octroi de l’équivalent d’un mois de loyer à un agent d’immeuble anonyme, elle aurait bien voulu l’éviter, mais avec son accent prononcé, la procédure de recherche de logement s’endigue toujours au stade de l’appel téléphonique. Même avec l’aide d’un intermédiaire, le fait de signer n’est pas nécessairement gage de succès. Une fois installée, certains voisins refusant toujours de lui parler, elle s’est retrouvée ostracisée dans son propre quartier. «Personne ne voulait me parler et mes enfants ne pouvaient pas jouer avec les autres enfants, leur parents leur interdisaient», dit-elle, penchant sa chaise vers l’avant.
Cette technique de recherche d’appartement par représentation interposée, une grande partie des membres de l’Association des retraités haïtiens du Québec affirme l’avoir utilisée. M. Gabrielle Gervais, agent d’immeuble chez Location sympathique, confirme: «il nous arrive de se faire demander de visiter un logement surtout par des montréalais noirs, pris en défaut par leur couleur ou leur accent ils se font dire “C’est déjà loué!” avant même qu’ils commencent à parler».
Loin de s’essouffler, la vague de méfiance face aux locataires noirs déferle encore cette année sur la métropole. En 2003, c’est plus de 20% des plaintes répertoriées en matière de logements qui concernaient la discrimination liée à la couleur et à l’origine ethnique. «Dans le secteur du logement, c’est un motif de discrimination important si l’on compare à d’autres comme l’orientation sexuelle (2.6 %), la religion (7.1 %) ou le fait qu’un locataire ait des antécédents judiciaires (0.6 %)», assure Claude Lortie, agent d’information pour la Commission des droits de la personne.
M. Lortie considère également que la discrimination sur l’île de Montréal fait ressortir une stigmatisation bien ancrée dans l’imaginaire collectif. «Les gens sont désinformés et ne se sentent pas à l’aise avec l’idée de faire complètement confiance à un noir. L’attitude des propriétaires dans le secteur du logement dépeint cet état de méfiance». «J’aurais peur qu’ils dérangent les voisins avec leur nourriture qui sent fort», affirme un propriétaire de la rue Drolet, qui a voulu garder l’anonymat. «Je veux être sûr d’être payé, donc je ne veux pas louer à un Noir» s’empresse-t-il d'ajouter. Pourtant, statistiquement, selon la Régie du logement, les revenus perdus pour non paiement de loyer correspondent à 1,2% de l’ensemble des revenus des propriétaires, les Noirs comme les Blancs étant responsables de manière équivalente de ces pertes dérisoires.
La discrimination en matière de logement locatif chez les Noirs sert aussi les intérêts de certains propriétaires. Dans le «Rapport sur la différence et l’accès des minorités au logement à Montréal», la chercheure en matière de discrimination de la Commission des droits des personnes, Mme Alberte Ledoyen note: «la discrimination des Noirs a une double fonction. D’un côté, elle justifie le refus de louer, mais de l’autre elle justifie le recrutement de locataires noirs dans des logements que les propriétaires ne veulent pas nécessairement entretenir». C’est ainsi que dans certains quartiers de Montréal, les locataires se refusent à toutes critiques ouvertes par crainte de voir s’ouvrir la porte de l’éviction. Originaire du Sénégal, Amédée Diouf en sait quelque chose. «Ma porte verrouille mal, sans parler des coquerelles et de la moisissure, confie-t-il sur le ton du secret dans le local du Comité Logement de Côte-des-Neiges, comme s’il craignait de se voir montrer la porte. En ce moment, rechercher un logement, c’est un calvaire. Comme je ne veux pas revivre cela, je ne fais pas trop de vagues...»
Cette année, l’augmentation des loyers et le taux d’inoccupation de 1,1% laisseront encore sans aucun doute des milliers de personne à la rue au premier juillet, assure Denis Lévesque du Projet Genèse, un organisme qui aide les nouveaux arrivants à connaître leurs droits en matière de logement. «En période de crise du logement, la discrimination est amplifiée dans la mesure où les propriétaires peuvent être plus sélectifs et tombent dans la généralisation simpliste et facile». Ils se refusent donc de louer à des noirs parce qu’ils croient ne pas pouvoir être payés ou alors, « dans certains cas, quand les propriétaires octroient un logement à un locataire Africain ou Antillais, ils leur donnent l’impression que c’est une faveur.»
Piste de solution, un vaste mouvement communautaire tente de forcer la Régie du logement à élargir son champ de compétences au secteur inhérent à la recherche de logement. A l’heure actuelle, celle-ci n’intervient pas dans ce qui advient avant la signature du bail.
Certains audacieux relèvent le défi à leur façon. Armand Épé, ce néo-québécois d’origine camerounaise a pris, lui, les grands moyens pour modifier les préjugés du concierge de l’établissement où il est aménagé. Un souper camerounais, une invitation à découvrir la musique camerounaise et plusieurs discussions en sont finalement venu à bout. Grâce à l’attitude du Camerounais, le concierge loge maintenant plusieurs Africains et Antillais. Pour M. Épé, c’est dans la déconstruction active des préjugés que réside un vivre-ensemble viable: «il faut que les gouvernements bougent en ce sens mais nous devons montrer le chemin déjà entre voisins». M. Épé appelle tous les Québécois de toutes origines à adopter le mode actif en matière de sensibilisation «parce que cette situation est intolérable en 2004», ont déploré conjointement le néo-québécois et le concierge de l’établissement.