Je crois ne pas être le seul à avoir été aussi estomaqué que scandalisé lorsque les camions porteurs de pubs sont apparus à Montréal, il y a quelques étés. En effet, le camion en question ne transporte pas des objets, il ne transporte que des idées, des symboles. La pollution que cause le camion, le temps et le stress qu’il fait perdre à son conducteur ne servent donc, en quelque sorte, à rien (surtout quand on sait que les pubs sur le camion en question se retrouvent à plusieurs autres endroits dans la ville).
Quelle ne fut pas ma surprise de voir, cet été, une mutation de l’organisme parasitaire publicitus inutilus. Si vous vous êtes promenés dans le centre-ville cet été, vous avez peut-être croisé un gars ou une fille à bicyclette, portant une grande affiche publicitaire à l’arrière de son véhicule. Une petite brève du journal Ici, parue en juillet dernier, nous apprend que c’est la même compagnie qui est à l’origine de la brillante idée des camions publicitaires décrits plus hauts, Impact Média, qui conduit ces expériences publicitaires pour cyclistes. On pourrait, un peu cyniquement, trouver deux mérites à cette mutation. D’abord, elle est plus écologique. En quoi est-ce cynique de relever cet avantage, direz-vous ? Ce n’est pas moi qui est cynique, c’est Ronald Bérubé, qui confiait au Ici que sa compagnie " n’a pas fait ça pour les bien-pensants et les mangeurs de luzerne ". On apprécie la grande conscience écologique de l’entreprise : protester contre l’utilisation d’un camion à des fins uniquement publicitaires, c’est être un mangeur de luzerne. Comme dirait Renaud, " où c’est que j’ai mis mon flingue ? "
L’autre mérite de ce bel emploi étudiant (" c’est normal, diront certains grisonnants avec condescendance, moi aussi, quand j’étais jeune, j’en ai fait des jobs plates ! "), c’est de nous dévoiler le degré de débilité que peut atteindre le système capitaliste quand il s’en donne la peine (et il s’en donne souvent la peine). Et cette fois, c’est moi qui est cynique. Le chauffeur, dans son camion, n’a qu’à peser sur l’accélérateur, le frein, tourner son volant. Le cycliste, littéralement attaché à sa pub, forcé de monter la " côte Sherbrooke " à 30˚C, me fait penser à un esclave qui doit traîner des pierres pour son maître. Vous direz que j’exagère, qu’une affiche, ce n’est pas très lourd... Je dirais même plus : la publicité ne pèse rien, elle a le poids d’un symbole, d’une phrase, d’une exclamation. Le cycliste publicitaire ne traîne... rien, il traîne ce rien à longueur de journée. À mon sens, cela ne fait que révéler davantage son asservissement : ce sont des images qui le font pédaler.
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Le capitalisme est devenu un système parasitaire. Je crois qu’à une certaine époque de l’histoire humaine, le capitalisme pouvait se justifier par l’énorme quantité de travail nécessaire à accomplir pour pouvoir fournir à chacun et chacune des biens de base [1]. Or, voilà au moins une bonne cinquantaine d’années que ce ne sont plus les biens matériels de base qui permettent au système capitaliste d’engendrer la plus grande part de ses profits. La production d’aliments et de vêtements, par exemple, se fait à un coût minime. Dans les années d’après-guerre, on s’est demandé si cela ne signifiait pas la venue de la société des loisirs. Ce ne fut malheureusement pas le cas ; mais ce qui était apparu, c’était la potentialité de cette société. Comme nos besoins fondamentaux pouvaient être satisfaits sans grande difficulté, il était possible d’imaginer une société dans laquelle le travail occuperait une part marginale de notre vie.
Or, nous avons manqué ce rendez-vous. Le capitalisme a poursuivi son expansion. Et comme on n’a plus besoin de beaucoup de gens pour satisfaire nos besoins fondamentaux, comme il n’y a plus de profit à faire dans ce secteur, on fait travailler les gens ailleurs, dans des emplois de plus en plus abstraits et inutiles. Le cycliste qui traîne sa pub fait un travail inutile. Il y a cependant deux nuances à apporter. D’abord, il n’est pas payé à rien faire : son travail permet donc d’éloigner de nous la pensée qu’une société sans travail est envisageable en 2004. Ensuite, sa publicité met en valeur un produit, dans le sens fort du terme. Si des souliers coûtent 5$ à fabriquer, pourquoi les vend-on 75$, ou plus précisément, pourquoi sommes-nous prêts à les payer 75$ ? Parce que leur valeur réside en grande partie dans l’image qu’a su se donner le produit, grâce, entre autres, à la pub.
Il y a tant à dire sur la publicité, et plus largement, sur l’imaginaire du système capitaliste. Cet imaginaire est une magnifique voie d’accès à la logique même de ce système, une empreinte qui peut être beaucoup plus révélatrice de son fonctionnement que des analyses économiques détaillées.
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[1] Et encore, on aurait sûrement pu trouver une manière plus égalitaire et plus libre de procéder, mais d’une manière ou d’une autre, je crois que les journées de dur labeur étaient un passage obligé, que ce soit pour la vaste majorité (capitalisme) ou pour tout le monde (socialisme).