Usage de la torture dans la guerre contre le terrorisme

Soumis par pat le samedi, 3 juillet, 2004 - 18:02 Analyse
Géopolitique

Les événements survenus à la prison de Abu Ghraib en Irak ne sont plus du domaine de la nouvelle. Bien que tout ait été dit à ce sujet, j’aimerais y revenir car un fait troublant a été mis en lumière durant cet épisode: quelques cinquante-cinq années après le traité de Genève, la torture est toujours utilisée par ceux qui se proclament défenseurs de la démocratie et de la justice. Cette constatation mérite à mon avis une réflexion beaucoup plus approfondi que ce qui a été vu dans les médias. La torture est l’une des expériences humaines les plus condamnables. Son usage démontre un réel mépris pour l’humain. Quand elle est cautionnée par un gouvernement qui se dit issue de la démocratie, le mépris se teinte d’un cynisme et le tout prend des allures de drame faisant écho aux époques les plus noirs de l’histoire humaine. Avec toutes les affirmations publiques contradictoires, il devient difficile de cerner la position du gouvernement américain au sujet de la torture. Je ferai, dans une série de trois textes, un petit tour de textes disponibles sur Internet à ce sujet. Dans ce premier texte, je reviens sur les événements qui ont fait surgir au grand jour le scandale d’Abu Ghraib et je discute de la distance que le gouvernement américain a tenté de prendre par rapport à ces événements.

Première partie Abu Ghraib

Au mois de février dernier, une autre éclaboussure est venue gâcher le party pour le gouvernement Bush. En effet, on tente depuis la victoire militaire époustouflante, de célébrer l’avancement de la démocratie et le recul du terrorisme mais peu importe comment il le brasse, Bush n’arrive jamais à faire sortir les roches de son soulier. Cette fois le scandale est de taille car on a appris que l’un des symboles de la cruauté du régime Hussein en Irak, la prison d’Abu Ghraib, est toujours en fonction et cette fois, ce sont les libérateurs qui sont devenus les bourreaux. En période préélectorale, c’est bien la dernière chose qu’on voulait entendre. Comment cette histoire d’horreur a-t-elle bien pu se rendre dans le confort des foyers américains?

C’est d’abord un organisme non gouvernemental, le comité international de la Croix-Rouge, qui a flairé la piste. Le comité a d’abord pris contact avec les autorités militaires américaines, au mois de novembre 2003, demandant des éclaircissements au sujet d’allégations de mauvais traitements à l’égard des prisonniers de guerre d’Abu Ghraib. Les autorités en place ont répondu deux mois plus tard par l’entremise de la Brigadière Générale Janis Karpinski qui était à l’époque nominalement en charge de la prison. Mme Karpinski soutient dans sa lettre que les détenus d’Abu Ghraib sont maintenus les meilleures conditions possibles, vu la situation, et que des efforts soutenus sont faits pour améliorer ces conditions.

Au mois de janvier 2004, après qu’un garde de la prison ait fait circuler des photos montrant clairement des situations d’abus graves, une enquête officielle est lancée et la Brigadière Générale Karpinski est démise de ses fonctions. Le Lt. Gen. Ricardo Sanchez, alors en commandement sur le territoire irakien au nom du gouvernement américain, allègue que le délai de deux mois entre le signal d’alarme du comité de la Croix-Rouge et l’ouverture de l’enquête, est justifié par le fait que les informations au sujet des agissements sur le site de la prison n’avaient pas monté la chaîne de commandement. La Brigadière Générale Karpinski est officiellement blâmée de n’avoir pas informé ses supérieurs et d’avoir répondu de son propre chef aux commissionnaires de la Croix-Rouge.

Au mois de mai 2004, le Brigadière Générale Karpinski donne une entrevue où elle affirme avoir été forcée à signer la lettre à la commission. Selon elle, la lettre a été rédigée au mois de décembre et a voyagé à plusieurs reprises entre son bureau et celui du Lt. Gen. Ricardo Sanchez pour être rééditée par les conseillers de celui-ci avant que la version finale soit finalement expédiée à la commission de la Croix-Rouge. Ceci contredit la version officielle des faits voulant que l’information n’ait pas atteint les plus hauts niveaux de l’administration.

A few bad apples

Pendant ce temps à Washington, Bush et Rumsfeld jouent les vierges offensées. On rejette rapidement les accusations sur quelques «bad apples» (pommes pourries) qui auraient agi de leur propre initiative. On répète à qui mieux mieux que l’usage de torture et de tous mauvais traitements va contre la politique du gouvernement et que les pions responsables de ce déraillement seront sévèrement punis. Une autre approche utilisée est de minimiser la gravité des événements par l’utilisation d’euphémismes pour ne pas nommer la torture.

Certains faits viennent pourtant mettre en doute cette prétendue innocence du gouvernement américain. Par exemple, quatre anciens directeurs de prisons américaines sont envoyés en Irak en tant que spécialistes de centres de détention. Ces anciens directeurs ont tous les quatre dû se retirer de leur fonction aux États-Unis à cause de poursuites judiciaires contre eux concernant le mauvais traitement de détenus. L’un d’eux, Lane McCotter, était directeur du centre correctionnel de l’Utah alors qu’on y attachait des détenus déficients mentaux sur des chaises pour des périodes de plusieurs heures à plusieurs jours. Dans un des cas rapportés, ce sévice aurait duré 85 jours consécutifs. M. McCotter a finalement dû démissionner lorsqu’un détenu a été retrouvé mort après 16 heures de ce traitement. Plutôt que de se retrouver en prison, M. McCotter s’est vu offrir un voyage en Irak, où il s’est rendu en mars 2003, ainsi qu’un lucratif contrat comme conseiller auprès de l’armée américaine afin d’y mettre en place l’administration des prisons. Paul Wolfowitz, le député secrétaire à la défense et l’un des très proches conseillers de Bush, a fait une visite de la prison d’Abu Ghraib en compagnie de M. McCotter et de la Brigadière Générale Janis Karpinski en 2003. On ne peut donc nier connaître la présence de ce douteux personnage sur le comité administratif de la prison.

Autre fait accablant: le Col. Thomas Pappas, le plus haut gradé du service des renseignements à Abu Ghraib, a fait connaître qu’on a utilisé des chiens de garde afin de terroriser les prisonniers lors des interrogatoires. Selon lui, cette pratique, qui va clairement contre le traité de Genève, a été proposée par le Maj. Gen. Geoffrey D. Miller qui était alors responsable du centre de détention militaire de Guantanamo Bay à Cuba (où sont détenus les prisonniers de guerre d’Afghanistan). Cette pratique a été introduite dans les méthodes d’interrogations d’Abu Ghraib avec l’autorisation explicite du Lt. Gen. Ricardo S. Sanchez. Encore une fois il est difficile de prétendre que cette information n’était pas connue et approuver dans les hautes sphères de Washington, tant au Pentagone qu’à la Maison Blanche.

Ce qui transparaît dans tout ça c’est la volonté de l’administration Bush de suivre son programme néo-conservateur coûte que coûte en brouillant au maximum l’information qui permet de remettre en question sa politique. Cet effort de subterfuge n’est même pas si grand car dès que l’information fait surface, on balaie le débat sous le tapis avec un raisonnement du genre: «Dans la guerre au terrorisme, la fin justifie les moyens.» Cette question a déjà été débattue et le traité de Genève exprime très bien le fait que la torture ne soit jamais justifiable et qu’elle est même punissable. La fin ne justifie jamais la torture. Cela est d’autant plus vrai quand la fin elle-même est plus que douteuse.

Sources

The Truth-A few more bad apples

The Nation-Exporting America's prison problems

NYTimes-What’s in a word? Torture

NYTimes- Senator Cites Contractors in Prison Abuse

Intel Dump-Abu Ghraib

J’ai mis des liens vers d’autre sites pour les textes que j’avais trouvé sur NYTimes.com parce que les archives du New York Times sont payantes. Le texte des deux articles reste le même que celui qui avait paru dans le Times.