Ayn Rand : la philosophie de l'Objectivisme

Soumis par tatien le mardi, 16 janvier, 2001 - 00:00 Analyse
Théories et idéologies

Connaissez-vous l’Objectivisme? Je veux parler d’une doctrine philosophique instituée par Ayn Rand — qui a œuvré principalement aux Etats-Unis des années 30 aux années 50 — qui adopte comme fondement la philosophie de Platon, s’opposant fermement aux post-Aristotéliciens et aux post-Kantiens qu’elle accuse d’avoir tué la philosophie.

Au premier contact avec la philosophie d’Ayn Rand, on est d’abord incroyablement surpris. L’Objectivisme propose en effet des bases philosophiques qui s’opposent radicalement au mouvement intellectuel post-moderniste, particulièrement aux philosophes post-modernes. Les objectivistes leur reprochent en quelque sort d’avoir rejetté l’approche et la méthode de Platon, fondateur de la philosophie occidentale, en posant qu’il était impossible de répondre aux questions centrales de la philosophie (comme quelle est la vérité?) étant donné que nous appréhendons le monde avec des sens imparfaits. Donc que la philosophie n’est somme toute qu’une construction subjective des philosophes et rien d’autre. « Le Post-Modernisme est tout simplement l’aboutissement du scepticisme — la conviction que la connaissance est impossible — fusionné au nihilisme — le désir de détruire. » (1)

Selon les objectivistes, la philosophie est seule en mesure de répondre à certaines questions fondamentales que se pose l’être humain; éviter la philosophie, c’est renier ce que nous sommes, c’est-à-dire des êtres rationnels qui, soumis au contact de la nature, doivent la comprendre et la façonner. L’objectivisme s’oppose directement au subjectivisme en proclamant que les réponses aux questions philosophiques existent en-dehors du sujet. Les faits sont des réalités objectives, indépendantes de l’individu qui les appréhende. Les concepts rationnels n’appartiennent pas au monde intérieur du sujet, mais à une réalité absolue. Ayn Rand propose un retour à la méthode de Platon, « l’inventeur » (ou plutôt le découvreur) de la philosophie occidentale et de la logique.

Jusqu’ici, tout va bien. Il y a donc, selon les Objectivistes, des absolus auxquels nul ne peut se soustraire, des irrémédiables qui font partie de la nature. Mais quels sont ces absolus?

L’existence

« L’existence existe — et le fait de saisir cette affirmation implique deux axiomes corollaires : qu’il existe quelque chose que l’un peut percevoir et que l’un existe et possède la conscience, la conscience étant la faculté de percevoir ce qui existe. » (2)
Toute la philosophie de l’Objectivisme tient sur ce raisonnement quelque peu circulaire. Mais renier cette affirmation, disent les objectivistes, revient à l’accepter. On ne peut échapper à l’existence. Un troisième axiome vient s’ajouter aux deux premiers : la Loi de l’Identité. Être, c’est être. Et tout cela mène au principe de causalité : toutes les actions que l’on pose ne sont pas fortuites, elles viennent elles-mêmes de la nature. Le royaume de l’Objectivisme est donc celui du déterminisme, de l’irrémédiable, de la réalité inchangeable.

L’individu rationnel

L’individu est une partie du monde. Par contre, l’homme se différencie de l’animal par sa raison, qui lui permet d’acquérir la connaissance. Les instruments de la raison sont l’observation, la logique et la déduction. Puisque ces éléments sont des faits, des éléments de la réalité, les conclusions tirées de la raison correspondent directement à des réalités objectives. L’homme est un organisme vivant qui fait face à un choix : la vie ou la mort. L’être rationnel prend tous les moyens pour satisfaire son besoin de vie.
L’éthique de l’Objectivisme se définit donc dans une perspective d’intérêt personnel. L’être rationnel se doit d’être égoïste faute d’avoir accès à l’esprit des autres êtres humains. Il doit se fier à sa seule raison dans son approche face à la vie. L’avarice est une vertu : l’homme qui se sacrifie pour les autres ou pour une cause irrationnelle contrecarre son projet de survie.

La liberté

Afin d’assouvir son besoin de connaissance, sa soif de découvrir et de comprendre le monde, enfin, afin de réaliser ses ambitions égoïstes, l’homme doit être libre de toute entrave. La liberté se définit donc comme le pouvoir d’agir selon son propre jugement et sans subir la coercicion d’autrui. Selon les Objectivistes, l’homme doit également reconnaître ce droit chez ses semblables (3) et doit par conséquent éviter toute forme de violence physique (4).
Le système politique dans lequel l’homme évolue doit donc garantir la protection de ses libertés individuelles contre la violence physique. L’État est l’institution qui garde un monopole sur l’utilisation de la force physique afin d’offrir cette garantie : c’est d’ailleurs sa seule fonction. Le système politique doit être séparé du système économique. Et le seul système économique capable d’assurer les libertés individuelles est le capitalisme dans sa version la plus pure : le « laissez-faire ».

Raisonnement circulaire

Peut-on reprocher aux Objectivistes leur raisonnement circulaire : « L’existence existe » ? Supposons que l’on accepte cette tautologie. Mais alors, qu’est-ce qui définit l’existence. Je sais ce qu’est l’existence, mais comment puis-je être certain que l’idée que j’ai en tête correspond bel et bien à une réalité objective? À ce genre de questionnements, Platon répond que les idées appartiennent à un autre monde, le monde des Idées, par oppositions au monde Sensible. L’idée de « l’existence » fait partie d’une réalité à laquelle n’ont accès que ceux qui parviennent, grâce à leur esprit, à découvrir cette réalité (5).
Prenons par exemple l’idée d’un objet géométrique : un carré. L’idée de « carré » n’appartient pas au monde sensible : il n’y a pas de carrés dans la nature, il est impossible de tracer un carré parfait. Par contre, on peut aisément concevoir un carré dans notre esprit de cette façon : « Un carré est une figure plane fermée dont les quatre côtés se rejoignent à angle droit et dont la somme des angles internes équivaut 360 degrés. » Cette conception étant commune à tous (6), elle correspond donc à une idée objective.
En fait, d’après Platon, l’idée de carré existe déjà dans le monde des Idées avant même que l’homme ne ls « découvre ». L’homme rationnel n’invente rien : il reconnaît, il se ressouviens de concepts qui existent déjà.
L’influence de Platon sur la pensée occidentale est indéniable. Je crois d’ailleurs que l’apport majeur de l’Objectivisme est de raviver sa méthode et sa philosophie et de remettre en question celles des post-Kantiens. Les positions philosophiques des Objectivistes sont intéressantes dans leurs conceptions métaphysiques et épistémologiques. Par contre, leurs positions éthiques et politiques sont à considérer avec un œil critique. Le danger de leur raisonnement n’est pas tant qu’ils étendent leur conception « objective » de la réalité à ces domaines, mais plutôt qu’ils prennent position dans ces domaines, leur attribuant par conséquent un caractère absolu et irrémédiable.

L’individu : une fin en soi

L’individu est une fin en soi. Cette proposition est tout ce qu’il y a de plus vrai. Par contre, on pourrait également dire que l’atome est une fin en soi. Que le foie, le cœur et le cerveau sont des fins en soi. Que l’espèce humaine, sa culture et sa société sont des fins en soi. Cet univers dans lequel nous vivons est marqué par deux principes très vivaces : la diversité et la complexité. Le premier principe fait que chaque parcelle de l’univers, chaque particule d’étoile, chaque individu, est différent. Ainsi, on perd une richesse incroyable lorsque l’un de ces éléments est détruit ou bloqué dans l’exécution de son rôle (7). Le second principe peut se résumer par un axiome bien connu : le tout est plus que la somme de ses parties. Les actions des individus et leurs interractions produisent dans la nature un système possédant des règles de conduite différentes des règles régissant les individus et dont les actions ne peuvent être assurément prédites d’après les actions des individus.
En somme, les Objectivistes commettent une grave erreur en considérant l’individu et les lois qui le gouvernent comme seuls moteurs d’une société saine. Ils oublient que la société humaine est gouvernée par des lois différentes de celles qui gouvernent les individus qui la composent. Ce n’est pas une forme quelconque de subjectivisme ou de mysticisme que de le prétendre : c’est un fait objectif. Ils oublient également que la liste des besoins liés à la survie de l’homme reste incomplète si on n’y inclut pas le besoin de survie de l’espèce, présent chez toutes les formes de vie, sans lequel l’individu perd sa raison d’être. Ils oublient de surcroit que l’homme sans la société de l’homme est faible et misérable, incapable de survivre.

L’erreur de Descartes

L’homme est un être rationnel. Chez l’homme, le cerveau néomammalien, qui contrôle les fonctions cognitives avancées, est proéminent. En science et en philosophie, le thème de la raison a été abordé à maintes reprises car c’est ce qui différencie l’homme de l’animal. Plusieurs penseurs ont tenté d’expliquer par la raison absolument toutes les manifestations de talents ou de fonctions propres à l’homme : la créativité, le raisonnement, le jugement. On oublie pourtant deux éléments très importants.
Premièrement, je crois que l’on doit tenter de comprendre la notion de raison dans une approche évolutionniste. Il y a des espèces plus ou moins capables de raisonnement cognitif éclairé ou de créativité. S’il est vrai que certaines fonctions (comme le langage) n’appartiennent qu’à l’espèce humaine, il ne faut pas non plus sombrer dans une définition de l’homme « superman » dont les capacités intellectuelles supérieures le rendent tout-puissant. L’homme est un animal comme tout le monde.
Deuxièmement, la définition de la raison a presque toujours exclus (comme dans le traitement qu’en fait l’Objectivisme) les émotions et les passions. Pourtant, on sait aujourd’hui que les caractéristiques émotives telles l’empathie, la reconnaissance et l’expression émotives jouent un rôle primordial non seulement dans les relations interpersonnelles, mais également dans le domaine de la prise de décision, jusqu’alors zone protégée du QI. Les patients ayant subi des lésions dans les zones de l’encéphale qui contrôlent l’expérience, l’analyse et l’expression émotives (comme le lobe frontal) souffrent de troubles majeurs qui les rendent totalement difonctionnels et les pousse à des actions que d’aucun jugent irrationnelles et ce, même s’ils ont de bons résultats aux tests de QI (8). Depuis quelques années, des psychologues ont mis au point un test permettant de mesurer le quotient émotionnel (QE) qui prédit mieux la réussite sociale des individus que le QI (9). Les capacités émotives sont donc indisociables de l’intelligence humaine de par leur contribution à la prise rapide de bonnes décisions et aux rapports sociaux.
De ce point de vue, la définition de l’individu rationnel énoncée par Rand mériterait d’être révisée. Mais à quel prix? Et surtout, les Objectivistes sont-ils prêts à le payer? Les capacités émotives ne peuvent être rationalisées; le seul fait de planifier rationnellement une action émotive suffit généralement à la mettre en échec, du moins à diminuer sérieusement son impact. Considérant la partie affective de l’intelligence humaine, peut-on toujours prétendre à la nature égoïste de l’esprit. Sans parler de « conscience collective », on serait toutefois portés à croire que la conscience de l’être intelligent ne se limite pas à une logique auto-suffisante et égocentrique. La conscience n’est pas un carcan, elle est plutôt une porte que l’on peut ouvrir et fermer à volonté; la consience ne s’abreuve pas de l’essence de l’autre dans une logique d’échange, mais dans une de partage. L’homme qui tente d’évaluer, de comptabiliser, de maximiser constamment son profit dans ses relations avec autrui destine immédiatement celles-ci à la faillite.

Pour finir

La philosophie permet aux sociétés humaines de définir la nature de la Vérité. Elle revêt en ce sens une importance extrême dans les choix que fait une société, dans les décisions qu’elles prend, dans les lois qu’elle adopte; bref, dans la voie qu’elle emprunte. La philosophie d’Ayn Rand a, sans aucun doute, marqué la société américaine. Elle s’inscrit parfaitement dans l’éthique néolibérale contemporaine telle que nous la vivons aujourd’hui, une éthique centrée sur l’individu, seul juge et maître de ses actes et de ses décisions. Le capitalisme exacerbé, défendu par les Objectivistes, est similaire à celui défendu par les néolibéraux : libre marché, privatisation globale, l’État ayant pour tout rôle la protection des droits individuels. Pis encore, le caractère incontournable de cette réalité, ancrée dans un « objectivisme » narcissique qui aime à se complimenter sur la perfection de son expression.
Ayn Rand a vécu à une époque où le marché Américain était relativement fermé sur lui-même et montrait un certain équilibre, plus près de la situation optimale mythique décrite dans les livres d’économies que ne l’est le marché actuel, avec ses grandes multinationales monopolisantes et ses transactions financières incontrôlables. Qu’elle ait pu penser que la réalisation des objectifs de sa philosophie ne pouvaient prendre place que dans un régime de capitalisme « pur » m’apparaît raisonnable. Par contre, que les Objectivistes actuels continuent de prendre des positions extrêmes sur des questions d’économie politique (e.g. à la défense de Microsoft et de McDonald, pauvres victimes des attaques constantes de l’État; contre un système de santé public; contre la protection de l’environnement et pour la déforestation; pour la peine de mort, etc), joignant leur cri à ceux des chantres du néolibéralisme, cela me fait réaliser que l’Objectivisme n’est peut-être plus une doctrine en évolution, contrairement à ce qu’elle laisse entendre. Elle adopte l’idée magique selon laquelle le marché global est la solution à tous les problèmes de l’humanité et que les opposants à son règne — communistes, anarchistes, progressistes et autres collectivistes — sont par conséquent des éléments du problème.

  1. HULL, Gary. Contemporary Philosophy : A Report from the Black Hole. 1993. Traduction libre.
  2. PEIKOFF, Leonard. The Philosophy of Objectivism : A Brief Summary. Plume Books, 1997. Extrait d’un ouvrage d’Ayn Rand. Traduction libre. Sur objectivism.net.
  3. Ce qui me semble par ailleurs un peu paradoxal. D’un côté, l’Objectivisme propose l’homme-égoïste comme archétype éthique, un homme qui n’agit que d’après ses propres convictions et sans se plier à celles des autres (l’Objectivisme, comme nous le verrons plus tard, s’oppose à toute forme de communautarisme) car il n’a pas accès à l’esprit des autres; et de l’autre, il devrait pourtant s’intéresser à protéger la liberté d’autrui de raisonner.
  4. Autre paradoxe, à mon sens, étant donné que les objectivistes appuient la peine de mort.
  5. Voir L’allégorie de la caverne (Platon, La République)
  6. Quelqu’un ayant une autre idée ne pourrait adhérer à cette définition et, même s’il nommait son concept « carré », ce serait tout de même une idée différente.
  7. À coup sûr, un objectiviste m’accuserait ici de sombrer dans la cosmologie ou l’astrologie. J’assure le lecteur que je ne cherche nullement ici à défendre mes arguments à partir d’un mysticisme à saveur scientifique : je parle plutôt d’une théorie scientifique bien connue nommée la théorie de la complexité qui a eu des répercussions importantes notamment en mathématiques (théorie du chaos), en physique, en astronomie, en génétique et en anthropologie.
  8. Lire DAMASIO, A.R. L’erreur de Descartes. Éditions Odile Jacob, 1995, 366 p. Une revue de ce livre (en anglais) est disponible ainsi qu’un extrait en français.
  9. Lire GOLEMAN, D. L'intelligence émotionnelle. Éditions Robert Laffont, 1997. Une revue de ce livre est disponible. Le Devoir a publié deux articles sur les sujet : «L'intelligence émotionnelle» (en deux parties) par Robert Blondin. Vous pouvez également accéder à un petit test pour évaluer votre QE.