Depuis quelques mois, au Québec, on assiste à une hausse de la popularité des idées anarchistes: manifestation à Westmount le premier mai 2000, suivi du premier Salon du Livre anarchiste à Montréal, cours à l’UQÀM sur la pensée anarchiste regroupant plus de 80 personnes, organisations anti-ZLÉA ayant des principes proches de l’anarchisme, etc. Un-e bon-ne matérialiste (au sens philosophique du terme), se demanderait si le contexte économique et politique actuel a quelque chose à voir avec la remontée de cette idéologie. C’est ce que je tenterai de voir dans ce texte. En plus de m’interroger sur les causes de la popularité courante de l’anarchisme, j’essaierai de montrer ce qui peut faciliter le passage de l’anarchisme d’un statut de "tendance" à un statut de "mouvement". Dans mon prochain texte, je réfléchirai sur ce qui peut nuire à l’anarchisme dans les circonstances actuelles.
Tout d’abord, la mondialisation m’apparaît comme un élément majeur de la popularité grandissante de l’anarchisme, et ce par plusieurs aspects. On répète souvent qu’avec la mondialisation, l’État-nation perd de son importance dans la société. Pour utiliser le jargon sociologique, il perd son statut de "centre de régulation des rapports sociaux". Autrement dit, beaucoup affirment que les grandes décisions ne se prennent plus par l’entremise de l’État, mais plutôt par les organisations internationales, les spéculateurs financiers, et bien sûr les transnationales et leurs groupes de pression. L’État n’a donc d’autre choix que d’entériner ce qu’il est convenu d’appeler le néolibéralisme: déficit zéro, privatisations, publicité et commandite accrues, travail précaire, etc. [1] On retrouve dans ces transformations ce qu’on nomme habituellement le démantèlement de l’État, ce qui vient renforcer l’hypothèse de remise en question de l’État-nation.
Sous le terme de mondialisation, il faut aussi associer les mouvements de population beaucoup plus intenses qu’auparavant, ce qui chambranle les identités nationales et les appartenances que les peuples ressentaient depuis plus de deux siècles: par exemple, un-e Français-e peut désormais se définir comme Algérien-ne d’origine, ou Marseillais-e, ou d’abord comme homosexuel-le, ou comme jeune, ou avocat-e, ou encore tout cela à la fois. Plus que jamais, les gens ont l’impression d’appartenir à une très petite planète, à se reconnaître parfois davantage en un-e Japonais-e de leur âge qu’en un des membres de son pays. En ce sens, les mouvements de population et la fragmentation des identités participent aussi au "démantèlement de l’État-Nation".
Or, justement, l’anarchisme a l’État comme l’un de ses plus farouches ennemis. La question nationale a presque toujours été refusée, étant vue comme un voile mystificateur servant à opprimer et aliéner les classes dominées, ou encore à étendre l’impérialisme capitaliste, communiste, etc. De plus, l’État, pour les anarchistes, crée des frontières qui entérinent ou même suscitent les inégalités entre les peuples. Les membres d’un État développé auront ainsi tendance à croître au détriment des nations les plus défavorisées (voir tout le discours au sujet du Québec qui doit savoir “se positionner avantageusement dans la nouvelle économie”). L’affaiblissement de l’État, même s’il ne provient pas du tout des sources qu’auraient désirées les anarchistes, réalise peut-être partiellement leurs objectifs.
Revenons brièvement à cette idée d’identité mondiale que nous voyons de plus en plus, pour la mettre en parallèle avec une appartenance locale qui, je crois, se répand également. En effet, dans les pays développés du moins, les gens se voient souvent comme citoyens et citoyennes du monde, et habitant-es de telle ville ou même tel quartier. Ne voyons-nous pas ici un des idéaux libertaires se concrétiser? L’anarchisme ne veut-il pas à la fois abolir toutes les frontières et développer de petites communautés locales? Cette réaffirmation du local (qui me semble liée très fortement à la mondialisation) ne signifie en aucun cas la victoire des idées anarchistes, mais du moins permet-elle à celles-ci de trouver un terrain plus fertile qu’à l’époque où être Française, Québécois, Italienne justifiait les batailles les plus ardentes.
Il est une autre grande catégorie de facteurs qui peuvent nous amener à croire que l’anarchisme est là pour rester. Il s’agit du développement, depuis quelques décennies, de la société post-industrielle, qu’on a aussi appelé société de communication, société post-moderne, société du savoir, etc. Qu’en est-il au juste?
Ce type de société, contrairement à la société industrielle, nécessite beaucoup plus de diplômés en éducation supérieure. On pourrait donc supposer qu’une population de plus en plus instruite aurait un esprit critique lui permettant de faire autre chose que déléguer son pouvoir sur sa vie à un député ou à un chef d’entreprise, comme cela est le cas dans une démocratie représentative et une économie capitaliste. [2]
De plus, dans une société où le pouvoir repose essentiellement sur l’information, c’est-à-dire la façon dont elle est diffusée et qui y a accès, on peut dire que de nouveaux moyens de communication tels que la télévision, mais surtout tels qu’Internet, pourraient permettre aux gens d’avoir accès à une information en grande quantité, mais aussi, en théorie, de grande qualité également.
Internet, particulièrement, me semble servir l’anarchisme de façon importante. Même le Service canadien de renseignement et de sécurité, dans un rapport qui ressemble parfois davantage à un portrait sociologique qu’à une enquête policière, le dit : "La communication et la coordination par Internet ont donné un nouveau souffle au mouvement anarchiste, qui n’est désormais plus soumis à une direction centralisée, et en permettant des actions coordonnées dont l’organisation requiert un minimum de ressources et de formalités administratives. Il a permis aux groupes et aux individus de consolider leurs liens, de se communiquer leurs succès par courriel et de recruter des membres."
Le fait qu’Internet soit décentralisé me semble très intéressant pour l’anarchisme. Un individu ou un groupe n’a plus (nécessairement) besoin d’être supporté par une grande organisation, syndicale ou politique, pour donner à une information une diffusion de grande envergure. C’est ainsi que Jonah Peretti a pu faire connaître au monde entier ses tentatives d’écrire "Sweatshop" sur ses souliers Nike, sans l’aide de quiconque. Ainsi, non seulement les medias contemporains permettent-ils à un nombre inouï de gens d’être informés, comme c’était déjà le cas avec la télévision, mais avec Internet, les membres de la société deviennent des agents actifs, porteurs d’information. Éventuellement, cela pourrait mener à la rupture de la dynamique de production-consommation d’information, qui consolide les rapports de domination dans nos sociétés (c’est lorsqu’une minorité de gens produisent l’information pour une majorité de consommateurs et consommatrices qu’on peut commencer à parler de propagande, non?).
Bref, la valorisation de l’éducation et l’accessibilité inédite de l’information stimulent la discussion entre individus et groupes, court-circuitant ainsi le problème du vote à l’aveuglette et de toute prise de décision ne reposant pas sur la connaissance de toutes les positions et de tous les enjeux. De plus, de telles progressions stimulent une responsabilisation des individus et l’autonomie de la pensée, deux aptitudes indispensables à l’anarchisme. Enfin, Internet donne de nouveaux horizons à la démocratie directe (gardons-nous tout de même d’idéaliser un tel réseau...).
La montée puis le déclin du communisme, au vingtième siècle, ont réalisé nombre de prophéties que proclamaient les anarchistes depuis le dix-neuvième siècle. Il est parfois étonnant de voir avec quelle acuité certains ont pu voir les défauts du socialisme d’État. Lisons Bakounine, par exemple : "Que signifie : “le prolétariat organisé en classe dominante?” Est-ce à dire que celui-ci sera tout entier à la direction des affaires publiques? On compte environ quarante millions d’Allemands. Se peut-il que ces quarante millions fassent partie du gouvernement et le peuple entier gouvernant, il n’y aura pas de gouvernés? Alors il n’y aura pas d’État, mais, s’il y en a un, il y aura des gouvernés, il y aura des esclaves." [3] On voit que Bakounine a su déceler la contradiction au sein du discours communiste, prétendant allier État et peuple entier au pouvoir. Cette contradiction s’est tristement réalisée au vingtième siècle dans les pays socialistes, par la création d’une classe bureaucrate privilégiée.
Ce même Bakounine décrit même avec assez de précision ce que "Marx et ses amis" feront sous le communisme : "Ils prendront en main les rênes du gouvernement, parce que le peuple ignorant a besoin d’une bonne tutelle; ils créeront une banque d’État unique qui concentrera entre ses mains la totalité du commerce, de l’industrie, de l’agriculture et même la production scientifique, tandis que la masse du peuple sera divisée en deux armées: l’armée industrielle et l’armée agricole, sous le commandement direct des ingénieurs de l’État qui formeront une nouvelle caste politico-savante privilégiée." (p. 15)
Ces longs passages de textes de Bakounine, en plus de nous éclairer sur les critiques de l’anarchisme au communisme, peuvent nous aider à comprendre pourquoi l’anarchisme connaît un regain de popularité. En effet, avant Staline, avant Mao, et avant la débâcle des années 1970 et 1980, l’idéologie communiste avait encore le bénéfice du doute.
Aujourd’hui, maintenant que les pires cauchemars du socialisme d’État se sont réalisés, et étant donné que le projet n’apparaît plus comme économiquement viable, on n’est plus prêt à donner la chance au coureur. Il s’agit là d’un élément plus important qu’on ne le pense dans la remontée de l’anarchisme. Nombre de personnes, qui sont loin d’être des anarchistes purs et durs, se retrouvent un jour ou l’autre, au fil de leur conscientisation, face à l’impasse du capitalisme. Lorsqu’ils cherchent une alternative, ils écartent spontanément l’échec communiste. C’est ainsi que, sans se réclamer avec intransigeance de l’anarchisme, plusieurs gens de gauche défendent aujourd’hui ses valeurs et ses idées: décentralisation, démocratie directe, organisation communautaire, etc.
Par obsolescence du socialisme type vingtième siècle, il ne faut cependant pas voir que le communisme: le syndicalisme et la social-démocratie sont également des modèles en crise. La transnationalisation de l’économie a rendu les syndicats impuissants. Négociations parfois fructueuses avec le gouvernement ont fait place au cortège de lois spéciales et de mesures répressives. La contestation nationale est de plus en plus ineffective: face à la rhétorique de la mondialisation, les centrales syndicales ne peuvent que se replier sur la concertation et le partenariat avec le secteur privé ou sur la création de leurs propres fonds d’investissement. [4]
Le modèle politique de la social-démocratie, de son côté, n’est plus que l’ombre de lui-même, encore une fois à cause du rapport de force qu’ont les corporations par le biais de la globalisation (voir plus haut). Par ailleurs, centrales syndicales et partis politiques de gauche n’ont pas échappé à la bureaucratisation et à la déconnexion de sa base, ce qui a également contribué à leur perte de crédibilité comme instrument de changement social.
Ainsi, les trois principales alternatives au capitalisme que le vingtième siècle a connues, qu’elles soient surtout économiques (syndicalisme) ou articulées en projet politique (communisme, social-démocratie) ont perdu de leur prégnance dans la société. Encore une fois, ce déclin donne beaucoup d’espace à l’anarchisme, qui se retrouve comme une des seules alternatives économiques et politiques n’ayant pratiquement pas été mises en place à grande échelle.
Face à l’ensemble de ces phénomènes, il me semble plutôt clair que la remontée des idées anarchistes n’a rien du hasard. Au contraire, celles-ci s’insèrent dans la foulée d’une série de transformations majeures: mondialisation capitaliste, société de communication, déclin du socialisme d’État. Dans mon texte suivant, le mois prochain, on reprendra ces mêmes points pour montrer que si l’anarchisme a bel et bien le vent dans les voiles, plusieurs obstacles inhérents à ces phénomènes posent des embûches difficiles à surmonter.
Notes
[1] Voir tout le discours néolibéral québécois, qui affirme que le Québec doit savoir "se positionner avantageusement dans la nouvelle économie", et "être compétitif"...
[2] Il importe d’émettre d’énormes réserves à cette affirmation. Je ne cherche pas à dire que le temps du despotisme éclairé à la Montesquieu était nécessaire autrefois, pour décider à la place du bon peuple ce qui est bon pour lui, et que ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il ne faut pas non plus négliger que l’éducation supérieure a très souvent davantage une fonction de conditionnement et d’endoctrinement que de développement d’un esprit critique. Cependant, il me semble tout de même qu’une instruction poussée facilite réflexions et actions vers une prise du contrôle de sa propre vie, sans que celle-ci soit conditionnelle à une éducation collégiale ou universitaire, bien sûr.
[3] Bakounine, dans Ni Dieu ni maître : anthologie de l’anarchisme, tome II, Daniel Guérin (directeur), Paris, Maspero, 1970, pp. 12-13.
[4] Rendons tout de même à César ce qui lui revient : les syndicats s’organisent également sur le plan transnational, tranquillement. En témoigne l’Alliance sociale continentale, qui cherche à trouver des alternatives à la mondialisation néolibérale. De plus, la social-démocratie trouve ses équivalents à l’échelle globale avec Attac, un regroupement qui voudrait taxer les transactions financières. Même le Forum Social Mondial de Porto Alegre témoigne d’un regain dans l’organisation syndicale sur le plan mondial. Je doute qu’on ait à attendre très longtemps avant de voir l’idée d’un "gouvernement mondial" ou d’une "O.N.U. avec des dents" se pointer le bout du nez, ce qui serait la consécration d’un projet social-démocrate transnational...