Depuis le début du siècle, la production et la consommation dans nos sociétés sont allées en augmentant de façon vertigineuse. Aujourd'hui, plusieurs remettent en question cette société de consommation. En particulier, on critique sa plus fidèle servante: la publicité. On lui reproche à la fois d'être rétrograde, totalitaire, antidémocratique et inutilement coûteuse. Pourtant, le modèle capitaliste lui accorde plutôt d'incroyables vertus cybernétiques. Dans cet article, j'aimerais retourner à l'essentiel et illustrer les contradictions profondes entre le modèle capitaliste néoclassique et la publicité.
En microéconomie[1], on utilise la méthode scientifique pour étudier différents modèles d'organisation économique. Ainsi, toute théorie microéconomique juge la pertinence d'un modèle économique d'après sa capacité à atteindre certains objectifs à partir d'un ensemble d'hypothèses.
L'approche néoclassique[2] est une école de pensée fondamentale en microéconomie. Elle fait partie de la grande famille des "économies de bien-être", des économies qui ont pour objectif la maximisation du bien-être commun. Le néoclassisme est si présent dans la pensée économique que certains considèrent que l'économie moderne, ayant cessé de s'intéresser aux questions économiques fondamentales, n'est plus une science mais une simple méthode visant à optimiser le marché; le néolibéralisme en est d'ailleurs le dernier rejeton.
Les néoclassiques tentent de répondre à deux principes fondamentaux.
Le premier, appelé Principe de Robbins, établit que l'individu est le seul juge de ses propres besoins et désirs. Par conséquent, les économistes doivent s'efforcer de trouver un modèle qui soit apte à répondre aux préférences des individus, quelles qu'elles soient. Ils ne doivent en aucun cas établir à l'avance que tel ou tel ensemble de préférences est mieux qu'un autre. Ce principe part de la remarque suivante: si l'individu n'est pas accepté comme seul juge de ses propres besoins, alors qui l'est?
Le second principe, appelé Optimalité de Pareto, définit l'objectif optimal à atteindre (ou optimum). Cet optimum est atteint quand on peut améliorer la qualité de vie d'un individu (en répondant à certaines de ses préférences) sans que qui que ce soit d'autre en souffre.[3]
Les néoclassiques s'intéressent donc à définir un modèle qui réponde à ces deux objectifs. Le modèle capitaliste (propriété privée des moyens de production, distribution par un marché libre) et le modèle communiste (propriété publique, planification centrale) sont deux exemples bien connus de modèles économiques qui convergent vers un optimum de Pareto en appliquant le principe de Robbins.
Regardons maintenant de plus près les assomptions qui sont généralement faites par les néoclassiques. Toute théorie se base sur un ensemble de prémisses que l'on tient pour vraies. Bien entendu, plus elles sont proches de la réalité, plus le modèle est valide. Les néoclassiques prennent pour acquis que[4]
On a tôt fait de constater que de telles assomptions, sous une forme aussi explicite, ne correspondent pas à la réalité. Les économistes les ont choisis afin d'être en mesure de faire des analyses de convergence, ce qui nécessite des critères clairs et mesurables. Il faut cependant se garder d'en conclure que cela invalide la théorie. La validité d'un modèle se mesure à l'aune de son approximation, bonne ou mauvaise, du monde réel.
Par exemple, bien qu'on sache très bien que les êtres humains ne sont pas omniscients et que nous ne possédions pas (pour le moment du moins!) la technologie pour les rendre ainsi, on peut penser qu'il est toutefois possible de se rapprocher de cette situation avec des mécanismes de communication. Dans un système où ces derniers sont extrêmement efficaces, on peut penser que le modèle fera de bonnes prédictions. Dans un système où ils sont pauvres ou inexistants, on n'est sûr de rien en ce qui concerne les conclusions du modèle.
Je m'efforcerai ici, justement, de mettre en lumière les extrêmes contradictions intrinsèques entre la publicité telle qu'on la retrouve dans la société moderne et chacune de ces assomptions. Mon propos n'est pas de démontrer que la publicité fait diverger le modèle; je me contenterai simplement de montrer qu'elle l'invalide à elle seule et que par conséquent, toute la théorie néolibérale s'écroule en sa présence.
Tous les jours, nous sommes bombardés par plus de 2500 messages [5] qui répètent, avec des mots, des couleurs, des voix et des odeurs différentes, un seul et même discours: «consommez»! Les économistes nous rassurent en nous disant que la consommation demeure une question de choix. Après tout, prétendent-ils, nous sommes libres de ne pas y porter attention et, au bout du compte, de décider de ce qui est bon pour nous.
Ignorent-ils donc que depuis les années 50, des milliards de dollars sont dépensés chaque année dans des recherches visant à «étudier le comportement de l'homme de la rue pour l'inciter, à son insu, à acheter tel ou tel produit»[6]? Que les entreprises de marketing emploient depuis longtemps des spécialistes en psychoéducation infantile afin d'influencer leurs futurs clients au moment de leur vie où ils sont le plus vulnérables? Que le principe des associations d'idées, utilisé communément en publicité (e.g. associer une fille à moitié nue à une Camaro), a été découvert par des psychologues des années 30 qui y voyaient le principal moteur de l'apprentissage et de la motivation[7]?
La publicité n'est autre que de la propagande pro-consommation qui utilise nos points faibles pour nous forcer à consommer. Elle vient nous chercher là où nous nous y attendons le moins, nous prend par surprise pour inscrire dans nos consciences des marques indélibiles. À une époque où la science psychologique est reconnue à tel point que nous puissions couvrir les frais d'une thérapie avec notre carte d'assurance-maladie, comment peut-on prétendre en même temps que cette science ne nous affecte pas lorsqu'elle est utilisée à profusion par les publicitaires?[8]
Dans une économie, le véritable rôle de la publicité est cybernétique : la publicité est là pour informer, point. Dans l'économie capitaliste, la publicité doit nous informer sur trois choses:
La plupart des publicités ne remplissent que les deux premiers rôles. Le troisième, pourtant sans doute le plus important, est complètement obnubilé au profit d'un quatrième rôle, caché et injustifié: nous convaincre de le consommer.
Prenons l'exemple de la cigarette. On connaît depuis longtemps les problèmes de santé que peuvent engendrer la consommation de tabac: problèmes respiratoires et cardiaques, risques de cancer, etc. Pourtant, les producteurs continuent du mieux qu'ils le peuvent à publiciser leur produit en vendant une image ou un mode de vie complètement faux. On doit les obliger à divulguer les véritables effets de leur produit, en les forçant à mettre des messages informatifs sur les paquets de cigarettes, si l'on veut qu'ils le fassent.
La publicité en dit en fait le moins possible sur son produit; ce n'est aucunement son objectif. Et il n'y a aucun mécanisme dans le modèle néoclassique pour combler cette importante lacune.
Dans Le Nouvel État Industriel[9] l'économiste John Kenneth Galbraith met en lumière un aspect du capitalisme qu'il nomme la «filière inversée». Galbraith remarque que les entreprises, grâce à la publicité, sont en mesure d'échapper aux lois du marché en créant une demande artificielle pour leurs produits. Ce ne sont donc plus les consommateurs qui déterminent ce qui sera produit en fonction de leurs besoins intrinsèques, mais les producteurs qui créent à la fois le produit et le besoin.
La théorie de la mise en marché conteste cette affirmation. En fait, le client ne «sait pas» qu'il a besoin de mon produit; je dois donc attirer son attention et lui montrer qu'il en a besoin! Ce serait vrai si la pub visait à informer un client potentiel sur l'existence et les qualités du produit, afin qu'il puisse décider ensuite si le produit répond à ses besoins; la pub vise strictement à convaincre le client d'acheter le produit, bref, à créer chez lui une demande pour ce produit.
À la limite, la publicité en général (toute publicité cherchant à amener les gens à consommer) crée un besoin caché: le besoin de consommer!
Nous avons démontré les contradictions fondamentales entre la publicité et les assomptions de la théorie néoclassique en économie. Ces constatations étant faites, nous devons conclure que le modèle néoclassique n'est plus valide. Par conséquent, ses conclusions quant à la convergence d'un marché en concurrence parfaite vers un optimum Pareto ne tiennent plus.
Mais la pub a d'autres effets pervers. Elle véhicule une idéologie néfaste (raciste, sexiste, etc). Elle envahit une grande partie de l'espace médiatique et son message est à sens unique: seule une minorité peut se payer ce luxe. Enfin, elle constitue un gaspillage important de ressources humaines et financières: pensons aux dépenses publicitaires de plusieurs films américains, qui constituent souvent plus de 50% du budget total.
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[1] La microéconomie est la branche de l'économie politique qui étudie les phénomènes économiques en se basant sur le comportement d'agents économiques individuels (e.g. le producteur, le consommateur,...).
[2] Pour une explication détaillée des théories fondatrices en économie, voir Albert, M., Hahnel, R. A Quiet Revolution in Welfare Economics, chapitre 1.
[3] Ce critère a été souvent relaxé par la suite, car il est bien entendu utopique; mais c'est l'objectif que l'on cherche à atteindre quand on veut démontrer la faisabilité d'un modèle économique.
[4] À cela s'ajoutent des assomptions sur la forme de la fonction à maximiser qui ne servent qu'à rendre possible la modélisation mathématique.
[5] Ramonet, I. «La fabrique des désirs», Le Monde Diplomatique, mai 2001.
[6] Mayozer, F. «Consommateurs sous influence», Le Monde Diplomatique, décembre 2000.
[7] Le psychologue J. B. Watson, père du behaviorisme, avait comme objectif de «développer des techniques avec lesquelles il pourrait conditionner et contrôler les émotions». Après quelques années passées dans le monde académique,il s'est joint à une compagnie de marketing et a révolutionné le monde de la publicité.
[8] Cette aliénation généralisée se concrétise même chez certaines personnes en une maladie mentale. Voir J. C. Leclerc. «L'achat compulsif - Faut-il inventer une nouvelle maladie psychiatrique?», Le Devoir, Montréal, 6 janvier 2003.
[9] J. K. Galbraith, Le Nouvel État Industriel, Gallimard, Paris, 1967.