À travers l'histoire du capitalisme, on a utilisé plusieurs méthodes d'organisation du travail, des écoles de métiers au fordisme, en passant par les usines basées sur le taylorisme. On peut cependant regrouper ces différentes formes d'organisation en trois grands types qui se succèdent plus ou moins dans le temps: l'esclavage, le salariat et le travail autonome[1]. L'objectif de ce texte est de montrer que chaque passage d'un type à un autre est source de plus grande liberté, mais paradoxalement, n'atténue pas nécessairement la présence de rapports de domination dans cette société.
Dans une société esclavagiste, les esclaves ne s'appartiennent littéralement pas. Ils et elles sont achetéEs par unE propriétaire-producteur, qui peut en faire ce qu'il veut. L'esclave est sa possession, comme tout autre objet de sa demeure ou de son entreprise[2]. Si le ou la propriétaire d'une terre décide de mettre le feu à celle-ci, il le peut. De la même manière, il est envisageable que dans une société esclavagiste, un propriétaire d'esclaves puisse mutiler ou tuer les humainEs qu'il possède sans qu'il se fasse harceler par la justice.
J'aimerais amener deux autres points concernant l'esclavage, qui vont prendre leur importance plus loin dans cet article. D'abord, le ou la propriétaire d'esclaves n'a pas à payer de salaire à celles et ceux qu'il possède, mais par contre, il est responsable de les nourrir et de les loger, et de s'assurer de leur bonne santé, comme pour un animal domestique. C'est d'ailleurs la même situation pour un maître-artisan qui a des apprentis: ceux-ci vivent chez leur maître et sont entretenus par lui (même si on ne peut les qualifier d'esclaves).
Ensuite, il faut comprendre que la notion de chômage est beaucoup moins importante dans une telle société. En effet, le chômage suppose qu'un travailleur puisse quitter son milieu de travail pour chercher un autre emploi. Or, dans une société esclavagiste, c'est impossible. S'il manque de travail à effectuer, les esclaves sont oisifs, ou alors, si le propriétaire est en banqueroute, il vendra des esclaves ou les laissera mourir, mais il n'a aucune raison de les libérer.
Le passage au travail salarié modifie beaucoup de choses. Les travailleurSEs possèdent leur propre vie: ils et elles peuvent donc se déplacer de quartier en quartier, de ville en ville, de région en région (dans les limites de leur pays par contre) comme bon leur semble (ou encore, là où il y a de l'emploi). Au lieu de céder l'entièreté de leur vie, les travailleurSEs cèdent leur temps et leur énergie, ou ce qu'on appelle en termes marxistes, leur force de travail. Il y a une sorte de contrat entre l'employeurE et l'employéE, contrat que chacune des deux parties peut briser à tout moment, légalement du moins. Donc, lorsque l'employéE est au travail, il reçoit un salaire pour les heures qu'il accomplit (d'où le terme de salariat, et d'où la grande différence avec l'esclavagisme). Durant cette période, l'employeur peut demander à l'employéE de faire tout ce que le patron voudra, mais l'employéE peut dire: c'en est trop, je démissionne. L'autre différence du travail salarié d'avec l'esclavagisme, c'est qu'en dehors de ses heures de travail, l'employéE est maître de son temps, du moins en théorie, encore une fois. Le travailleur salarié, dans cette perspective, a donc gagné une grande liberté par rapport à l'esclave.
Cependant, il y a d'autres conséquences de ce passage qu'on a tendance à oublier. Premièrement, rien ne garantit que le salaire versé à l'employéE sera suffisant pour le faire survivre, lui et sa famille. Dans une société hyper-libérale, si l'employéE accepte de travailler à 2$ de l'heure, même si cela est insuffisant à sa survie, c'est son droit. De même, rien ne garantit que le prolétaire aura un endroit où dormir, ou de la nourriture pour se nourrir. C'est désormais sa responsabilité. Aussi, les travailleurSEs doivent désormais s'occuper de beaucoup plus de tâches nécessaires à leur survie, mais non-rémunérées: par exemple, il faut se rendre à son travail (attendre dans le trafic), faire l'épicerie, réparer la tuyauterie de sa maison, etc[3].
On comprend mieux maintenant pourquoi il ne peut y avoir de chômage sans salariat, ou autrement dit, le type d'organisation du travail "salariat" traîne nécessairement avec lui le chômage. Le grand avantage qu'a le travail salarié, du point de vue des propriétaires de terres et d'entreprises, c'est qu'en période de ralentissement économique, ceux-ci n'ont pas à payer les frais nécessités par leurs employéEs, comme ils devaient le faire avec leurs esclaves. On peut tout simplement mettre les employéEs à la rue, les mettre en chômage. L'autre avantage de l'apparition du chômage est qu'il met travailleurSEs en compétition les unEs avec les autres. Avec une masse de gens inactifs et sans ressources, il est facile d'imposer des conditions de travail moins attrayantes (c'est l'une des raisons pour laquelle la métaphore du "contrat" entre parties égales est une mystification centrale à l'idéologie libérale).
En d'autres termes, le travail s'est flexibilisé. Du point de vue des travailleurSEs, il s'agit d'un gain, mais aussi d'une transformation subtile du rapport de domination. Cette domination a effectivement diminué, mais elle s'est surtout modifiée. Elle s'est adaptée aux nécessités du capitalisme de l'époque. On verra que dans le passage au troisième type d'organisation du travail, le travail autonome, le même processus dialectique est à l'oeuvre.
Le portrait du salariat que j'ai brossé correspond au plus fort de la révolution industrielle. Par la suite, l'arrivée de syndicats et le développement de l'État-Providence a changé la donne. À mon avis, c'est l'une des raisons pour lesquelles le travail autonome a pris de l'expansion. En effet, le travail autonome permet de contourner un grand nombre de normes du travail et de conventions collectives. Mais on peut supposer que cette mutation se serait produite de toute façon, en raison des progrès des technologies de communication et de la hausse de la scolarisation.
On peut entrer un grand nombre de boulots différents dans la catégorie "Travail autonome", mais pour les fins de cet article, je me limiterai à ceci: dans le cadre du travail autonome, le travailleur conclut aussi une entente avec l'employeur, mais celle-ci est à la fois plus générale et plus restreinte. Plus générale parce que le contrat comprend souvent l'exécution d'un projet dans son ensemble, et non d'une tâche en particulier [4]. Plus restreinte également, car le contrat a souvent une date limite déterminée à l'avance.
Dans ce troisième type de travail, il y a aussi une forme de "libération", du point de vue du travailleur ou de la travailleuse. Celui-ci n'est plus sous la supervision d'unE supérieurE, il peut organiser son temps comme il le souhaite, et souvent, travailler à domicile, etc. Les possibilités de vacances sont (en théorie) beaucoup plus simples à concrétiser: il suffit de ne pas accepter de contrat pour une période donnée. Comme on l'entend fréquemment, le travailleur autonome "est son propre patron".
Encore une fois, on oublie souvent le face cachée de cette transformation: le travailleur autonome est aussi "son propre employé". C'est lui qui porte désormais l'entiereté de la pression liée à l'exécution d'une tâche dans les délais. C'est lui qui doit s'assigner davantage d'heures afin de s'assurer que tout sera prêt à temps. C'est lui qui se réprimande, qui se punit. Le travailleur autonome s'exploite lui-même. L'entreprise qui paie le travailleur autonome, dans ce contexte, se décharge complètement de son rôle traditionnel de supervision, étant donné que l'employé a intériorisé celui-ci. À nouveau, la main-d'oeuvre est plus flexible: elle est prête à travailler sous le salaire minimum, à sacrifier ses fins de semaine et ses vacances, à payer elle-même son équipement.
La flexibilité s'accroit également à un autre niveau, toujours dans la même lignée que le passage de l'esclavagisme au salariat. Dans la section précédente, nous avons vu que l'apparition du chômage permet aux propriétaires de larguer des milliers d'employéEs sans aucune arrière-pensée, en raison même de la liberté accrue des salariéEs (c'est le paradoxe). À l'époque du travail autonome, ce largage est encore plus simple: on peut embaucher quelqu'unE pour exécuter une tâche d'une semaine, puis ne plus jamais la rappeler, le tout sans avoir à rendre de comptes. Aucune complication avec les augmentations de salaire, l'ancienneté, les vacances payées.
Les transformations sociales sont toujours complexes et paradoxales, du moins dans une société hiérarchisée comme la nôtre, car chaque acquis de la population court le risque d'être utilisé par le pouvoir pour raffiner sa domination, la rendre plus subtile, plus voilée, et donc encore plus difficile à combattre. Chaque "émancipation" ouvre la voie à de nouvelles formes de domination. Heureusement, l'inverse est aussi vrai: la transformation des rapports de domination ouvre souvent de nouvelles possibilités d'émancipation.
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[1] Ce texte n'est pas le fruit d'une recherche historique; je dois donc me contenter de quelques remarques générales sur chaque type d'organisation du travail. J'invite les gens qui en connaissent davantage que moi sur le sujet à poster un commentaire suite à ce texte
[2] En ce sens, dans une société où la division entre travail salarié et travail domestique est fortement influencée par le sexe, le travail domestique est peut-être plus proche de l'esclavage que du salariat, le maître étant dans ce cas-ci le mari
[3] Ivan Illich a appelé cet ensemble de tâches du "travail fantôme", c'est-à-dire du travail non-salarié, et qui n'est pas du loisir. Dans une société industrialisée, la part de ce type de travail ne fait qu'augmenter, en même temps que le temps de travail rémunéré ne fait que diminuer. Voir Ivan Illich, Le travail fantôme, Paris, Seuil, 1981.
[4] c'est pour cette raison que j'affirmais que la hausse de la scolarisation a sûrement contribué à l'expansion du travail autonome: celui-ci s'adresse à des gens formés pour mener à terme des projets complets