Je lis présentement un recueil de textes de John Zerzan, Running on Emptiness : The Pathology of Civilization. C'est la première fois que je suis "confronté" à la pensée anarcho-primitiviste, du moins sous sa forme théorique. Curieusement, étant informaticien, je trouve ça assez intéressant... ceux qui me connaissent savent le plaisir très mitigé que j'ai eu à faire mon bacc. et je retrouve dans ce courant-là une sorte de satisfaction (morbide?) à voir la longue liste des dommages que la technologie fait à la société.
Discuter de ces textes, surtout de celui intitulé "Against Technology", avec Phil, ça m'a aidé à comprendre un peu plus... surtout que je ne suis vraiment pas familier avec plusieurs des personnes citées dans le texte (et que Phil est un "ami" d'Adorno et Horkheimer). Et voilà que ce matin Phil m'envoie cette citation[1] (de Cornelius Castoriadis, "un genre de marxiste psychanalyste français") qui va très bien avec la discussion qu'on avait à propos de la non-neutralité de la technologie :
"En fait, la technique contemporaine est bel et bien capitaliste, elle n'est pas neutre. Elle est modelée d'après des objectifs qui sont spécifiquement capitalistes, et qui ne sont pas tellement l'augmentation du profit, mais surtout l'élimination du rôle humain de l'homme dans la production, l'asservissement des producteurs au mécanisme impersonnel du processus productif. Pour cette raison, aussi longtemps que cette technique prévaut, il est impossible de parler d'autogestion."
"il n'y a pas de neutralité de la technique en tant que technique effectivement appliquée. La télévision, par exemple, telle qu'elle est aujourd'hui [1983], est un moyen d'abrutissement. Et il serait faux de dire qu'une autre société utiliserait cette télévision autrement: ce ne serait plus cette télévision-là. (...) Comment cela pourrait être changé, c'est une autre question - une question qu'un individu ne peut régler, qui relève de la création sociale."
Hé bien voilà, c'est en plein ça. Non, la technologie n'est pas neutre, même si c'est bel et bien un outil. L'outil n'est pas neutre, sa "valeur éthique" ne dépend pas de l'usage qu'on en fait. La technologie est orientée, dans son développement et dans sa pensée, dès sa création, vers un but spécifique, tout intangible, imprévu ou même accidentel que celui-ci puisse paraître.
Sans être convaincu que le capitalisme soit ce but (unique?), je suis persuadé que le système par lequel se crée la technologie impose une structure qui non seulement l'empêche d'être "neutre", mais surtout l'oriente dans une logique néfaste. De toute manière, je n'ai pas beaucoup d'arguments pour défendre une valeur intrinsèque que pourrait avoir la neutralité : c'est d'autant plus important de réfléchir - au départ - à l'usage que l'on souhaite pour ce que l'on crée.
Sans y avoir réfléchi longuement, je crois que la méthode de création influence probablement beaucoup, beaucoup plus qu'on pourrait le croire intuitivement, l'utilisation de la technologie développée.
Deux exemples pour illustrer ce point. J'aimerais avoir des informations et des commentaires sur ça; des articles, des liens...
Premièrement, le séquençage du génome humain, où deux principaux groupes s'opposaient dans la course. Je n'ai suivi que distraitement ce travail, mais je m'essaie... D'un côté un groupe de recherche (privé?) qui voulait breveter le tout (avec royalties pour les utilisations futures) et de l'autre, un groupe (plus "ouvert") qui voulait permettre une utilisation plus libre du résultat à venir. J'apprécierais vraiment avoir des informations (liens, articles, etc) à ce sujet.
Deuxièmement, la création d'un système d'exploitation, où de multiples "concurrents" s'affrontent. D'un côté, le modèle classique d'un développement commercial où Microsoft mène, mais après des années de domination d'IBM, de Sun, etc., qui suit une logique capitaliste (vente de licences d'utilisation, brevetage des techniques utilisées, etc.). De l'autre, un système d'exploitation "libre/gratuit" [2], gratuit dans sa distribution, libre dans sa réutilisation.
Comme je n'ai pas fait de recherche appronfondie, je ne pousserai pas profondément l'analyse de ces exemples [3]. Toutefois, en comparant avec ce qui est dit de la télévision dans la citation de Castoriadis, il faut bien voir que ces exemples présentent des cas "horriblement" concrets, où l'orientation de la technologie n'est pas même laissé à l'utilisateur, mais bien pensée du début [4]...
Vingt ans plus tard, j'aimerais bien savoir ce que Castoriadis en penserait (il est décédé en 1997). Pour ma part, ma réflexion m'aide à comprendre que si je trouve les arguments de Zerzan intéressants, c'est probablement parce qu'ils sont fondés sur une observation et une analyse de notre société que je partage.
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[1] Cornelius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe, vol 2, Paris, Seuil, 1986, pages 79 et pages 82.
[2] GNU, mieux connu sous sa personnalités Linux, ou encore BSD et plus récemment Darwin, qui est le "coeur" de OS X.
[3] Je laisse l'exercice aux lecteurs : ce sont là deux sujets avec beaucoup de documentation sur internet.
[4] Ceci s'inscrit d'ailleurs très bien dans la dévolution du système de brevet américain, du brevetage du logiciel en Europe, etc.