Le mythe de la neutralité de l'outil technologique

Soumis par mathieu le mardi, 1 juillet, 2003 - 19:19 Essai
Science et technologieThéories et idéologies

Je lis présentement un recueil de textes de John Zerzan, Running on Emptiness : The Pathology of Civilization. C'est la première fois que je suis "confronté" à la pensée anarcho-primitiviste, du moins sous sa forme théorique. Curieusement, étant informaticien, je trouve ça assez intéressant... ceux qui me connaissent savent le plaisir très mitigé que j'ai eu à faire mon bacc. et je retrouve dans ce courant-là une sorte de satisfaction (morbide?) à voir la longue liste des dommages que la technologie fait à la société.

Discuter de ces textes, surtout de celui intitulé "Against Technology", avec Phil, ça m'a aidé à comprendre un peu plus... surtout que je ne suis vraiment pas familier avec plusieurs des personnes citées dans le texte (et que Phil est un "ami" d'Adorno et Horkheimer). Et voilà que ce matin Phil m'envoie cette citation[1] (de Cornelius Castoriadis, "un genre de marxiste psychanalyste français") qui va très bien avec la discussion qu'on avait à propos de la non-neutralité de la technologie :

"En fait, la technique contemporaine est bel et bien capitaliste, elle n'est pas neutre. Elle est modelée d'après des objectifs qui sont spécifiquement capitalistes, et qui ne sont pas tellement l'augmentation du profit, mais surtout l'élimination du rôle humain de l'homme dans la production, l'asservissement des producteurs au mécanisme impersonnel du processus productif. Pour cette raison, aussi longtemps que cette technique prévaut, il est impossible de parler d'autogestion."

"il n'y a pas de neutralité de la technique en tant que technique effectivement appliquée. La télévision, par exemple, telle qu'elle est aujourd'hui [1983], est un moyen d'abrutissement. Et il serait faux de dire qu'une autre société utiliserait cette télévision autrement: ce ne serait plus cette télévision-là. (...) Comment cela pourrait être changé, c'est une autre question - une question qu'un individu ne peut régler, qui relève de la création sociale."

Hé bien voilà, c'est en plein ça. Non, la technologie n'est pas neutre, même si c'est bel et bien un outil. L'outil n'est pas neutre, sa "valeur éthique" ne dépend pas de l'usage qu'on en fait. La technologie est orientée, dans son développement et dans sa pensée, dès sa création, vers un but spécifique, tout intangible, imprévu ou même accidentel que celui-ci puisse paraître.

Sans être convaincu que le capitalisme soit ce but (unique?), je suis persuadé que le système par lequel se crée la technologie impose une structure qui non seulement l'empêche d'être "neutre", mais surtout l'oriente dans une logique néfaste. De toute manière, je n'ai pas beaucoup d'arguments pour défendre une valeur intrinsèque que pourrait avoir la neutralité : c'est d'autant plus important de réfléchir - au départ - à l'usage que l'on souhaite pour ce que l'on crée.

Sans y avoir réfléchi longuement, je crois que la méthode de création influence probablement beaucoup, beaucoup plus qu'on pourrait le croire intuitivement, l'utilisation de la technologie développée.

Deux exemples pour illustrer ce point. J'aimerais avoir des informations et des commentaires sur ça; des articles, des liens...

Premièrement, le séquençage du génome humain, où deux principaux groupes s'opposaient dans la course. Je n'ai suivi que distraitement ce travail, mais je m'essaie... D'un côté un groupe de recherche (privé?) qui voulait breveter le tout (avec royalties pour les utilisations futures) et de l'autre, un groupe (plus "ouvert") qui voulait permettre une utilisation plus libre du résultat à venir. J'apprécierais vraiment avoir des informations (liens, articles, etc) à ce sujet.

Deuxièmement, la création d'un système d'exploitation, où de multiples "concurrents" s'affrontent. D'un côté, le modèle classique d'un développement commercial où Microsoft mène, mais après des années de domination d'IBM, de Sun, etc., qui suit une logique capitaliste (vente de licences d'utilisation, brevetage des techniques utilisées, etc.). De l'autre, un système d'exploitation "libre/gratuit" [2], gratuit dans sa distribution, libre dans sa réutilisation.

Comme je n'ai pas fait de recherche appronfondie, je ne pousserai pas profondément l'analyse de ces exemples [3]. Toutefois, en comparant avec ce qui est dit de la télévision dans la citation de Castoriadis, il faut bien voir que ces exemples présentent des cas "horriblement" concrets, où l'orientation de la technologie n'est pas même laissé à l'utilisateur, mais bien pensée du début [4]...

Vingt ans plus tard, j'aimerais bien savoir ce que Castoriadis en penserait (il est décédé en 1997). Pour ma part, ma réflexion m'aide à comprendre que si je trouve les arguments de Zerzan intéressants, c'est probablement parce qu'ils sont fondés sur une observation et une analyse de notre société que je partage.

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[1] Cornelius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe, vol 2, Paris, Seuil, 1986, pages 79 et pages 82.
[2] GNU, mieux connu sous sa personnalités Linux, ou encore BSD et plus récemment Darwin, qui est le "coeur" de OS X.
[3] Je laisse l'exercice aux lecteurs : ce sont là deux sujets avec beaucoup de documentation sur internet.
[4] Ceci s'inscrit d'ailleurs très bien dans la dévolution du système de brevet américain, du brevetage du logiciel en Europe, etc.

Re : Le mythe de la neutralité de l'outil technologique

by mathieu on 4 février, 2004 - 13:28Score: 2

Ça a plus ou moins rapport et l'article est pas mal vieux pour ajouter un commentaire. Enfin, ça m'a quand même rapellé le "mood" que j'avais en écrivant l'article...

Scientists pay homage to a 'concretism' of a kind of rationality, which is interested in the wheels of a clock and not in the time it measures. (Max Horkheimer)

Autrement dit, après coup, je me dis que peut-être que c'est plus l'amoralité des chercheurs que la neutralité de la technologie qui pose problème... Et encore là, ça n'est pas tant l'amoralité des chercheurs que le fait que la recherche a un but distinct de ses applications potentielles. Oh well.. Autre sujet.

Technologies sociales

by tatien on 16 juillet, 2003 - 11:51Score: 1

Un autre exemple, c'est la publicité. Les méthodes de communication qui ont été développées au 20e siècle sont principalement des stratégies de marketing. Je pense qu'il est très clair ici que ces "technologies sociales" n'auraient pas été développées par une société qui n'aurait pas cherché le profit maximal. Par exemple, une société ayant comme valeur le développement de la personne aurait plutôt développé des méthodes d'éducation à la pensée critique pour permettre aux gens de faire des choix de consommation rationnels.

T'en veux des exemples: en v'la!

by tatien on 16 juillet, 2003 - 11:47Score: 1

Pour trouver d'autres exemples (malheureusement, encore liés à l'informatique), il n'y a qu'à regarder les orientations de recherche dans un centre de recherche comme celui où je travaille : l'IDIAP.

Les domaines de recherche principaux de ce centre spécialisé en reconnaissance des signaux visuels et vocaux sont:

  • Reconnaissance de la parole (transformer une entrée vocale en une série de mots e.g. je dis "bonjour" et ça écrit "bonjour" à l'écran)
  • Authentification: Exemples: biométrie, identification par la voix ou par l'image, jouer à "où est Ben Laden" dans un vidéo d'aéroport.
  • Segmentation de signaux. Exemple, dans une réunion, isoler les différents locuteurs ou encore, séparer la réunion en événement - "discussion intéressante", "exposé au tableau", etc - de façon automatique.

Quelques exemples de projets de l'IDIAP:

Moi personnelement je trouve ça un peu fort qu'on concentre autant de ressources à développer ce genre de technologies qui vont servir à un nombre assez restreint de personnes et pour à peu près rien - après tout, je m'en fous un peu d'avoir à taper mon texte moi-même plutôt que la machine reconnaisse automatiquement ma voix - alors qu'il y a tant de problèmes dans le monde pour lesquels on ne consacre pas une cenne. Je commence de plus en plus à croire - un peu cyniquement - que la recherche n'est peut-être qu'un prétexte pour faire perdre du temps et de l'argent à l'ensemble de la société et cela, afin d'éviter de consentir des avantages sociaux (e.g. système de santé, moins d'heures de travail, etc); un peu comme les États-Unis le font avec l'armée, par exemple. Bon, ça veut pas dire que c'est le but cherché, mais le résultat est le même.

Science et militarisme

by tatien on 15 juillet, 2003 - 16:59Score: 2

Je me souviens que Chomsky disait que la Défense nationale (et son budget faramineux, aux États-Unis du moins) n'était qu'un prétexte pour forcer les gens à investir dans le développement technologique, ce qu'ils ne feraient pas autrement.

Dans le domaine où je suis, c'est absolument incroyable sur ce point là. L'informatique, mes amis, n'aurait jamais vu le jour sans la seconde guerre mondiale. Et il y a un gros paquet de trucs qui datent de ces temps-là en informatique: cryptographie, simulation, intelligence artificielle, etc. L'Internet a été développé par la Défense américaine, à la base.

Or, il me semble que justement, dans certains cas ce que tu présentes est vrai, mais dans d'autres c'est pas très clair.

Par exemple, il est clair que la cryptographie était un élément clé pendant la seconde Guerre. Les américains, très tôt dans la Guerre, avaient réussi à "cracker" le système de cryptographie allemand. Aujourd'hui, il y a beaucoup, beaucoup d'efforts consacrés à la cryptographie dans le milieu scientifique (e.g. la première utilisation de la théorie quantique dans le domaine informatique est la cryptographie quantique, qui est physiquement incrackable). Or, ça m'apparait plus ou moins inutile pour la majorité de la population (i.e., les gens que tout le monde s'en crisse de ce qu'ils peuvent bien dire à leur belle-même par courriel). Dans une société moins axée sur le militaire, on aurait sans aucun doute consacré plus d'énergie sur d'autres problèmes.

Par contre, dans le cas d'internet, c'est comme s'il y avait eu une "erreur". Je veux dire, ça a été développé par la Défense américaine mais très vite, dans les années 90, ce sont les milieux universitaires qui s'en sont emparés. Je pense qu'on peut attribuer beaucoup des qualités indéniables de liberté sur internet au fait que ça le développement a été poursuivi par des universitaires, dont les visées sont généralement bien différentes des militaires.

Re : Le mythe de la neutralité de l'outil technologique

by phil on 15 juillet, 2003 - 12:29Score: 2

Je crois que dire que "la technologie n'est pas neutre", ça peut avoir deux sens. D'abord ça peut vouloir dire que la technologie est nécessairement influencée par le système dans lequel elle est apparue (ex. capitalisme), et que dans une autre société, cette technologie-là aurait une forme différente. C'est un peu une critique envoyées aux communistes, je pense: si le capitalisme est supposément aboli, mais que les usines sont les mêmes, ça reste un peu du capitalisme de toute manière... Je suis plutôt d'accord avec cette façon de voir.

L'autre façon de dire "la technologie n'est pas neutre", et je crois que c'est la façon de voir des primitivistes (même si je ne les connais pas trop), c'est que la technologie n'est pas neutre, parce que, dans tous les cas, le progrès technologique mènera à un appauvrissement des relations sociales, à de l'exploitation, à de la domination, etc. et ce, que la technologie soit créée sous un mode capitaliste, communiste, autogestionnaire, etc. etc.

Même si je ne suis pas en accord, je pense que c'est ce que veut vraiment dire, au fond, "la technologie n'est pas neutre". C'est un argument extrêmement dangereux qui amène à rejeter tout le progrès technologique en tant que tel. Un des défis d'une société réellement démocratique, à mon avis, est de voir jusqu'à quel point on peut contrôler le rythme du changement, et développer une technologie qui entraîne le moins "d'effets secondaires" possibles.