Voici le deuxième de trois articles portant sur la rébellion zapatiste au Chiapas. Cette série de textes est issue d’une visite de deux semaines dans l’Aguascalientes (maintenant devenu Caracoles) d’Oventic, dans le cadre d’une caravane organisée par Schools for Chiapas, et aussi par Students Taking Action in Chiapas. Dans cette partie, nous verrons plus en détail l’organisation de l’ancien Aguascalientes d’Oventic, et en quoi consiste la toute récente transformation des Aguascalientes en Caracoles. Je rappelle qu’il s’agit d’UN portrait de la rébellion zapatiste, basé principalement sur ma visite plutôt que sur une connaissance approfondie de la situation.
Au Chiapas, on compte cinq Aguascalientes : La Realidad, Ejido Morelia, Oventic, Roberto Barrios et La Garrucha. Les lecteurs et lectrices qui connaissent un peu d’espagnol se demandent peut-être pourquoi on utilise le terme "Eaux chaudes"... Il s’agit en fait d’une ville au centre-nord du Mexique dans laquelle plusieurs chefs révolutionnaires du début du vingtième siècle, dont Emiliano Zapata et Pancho Villa, se sont rencontrés en 1914. L’appellation d’Aguascalientes se veut une commémoration de cet événement.
Que sont les Aguascalientes ? On pourrait les définir comme des "points de convergence", ou des "centres culturels", établis pour les rebelles des environs. Le rôle joué par ces lieux de ralliement est multiple : on peut y trouver, selon le cas, une école, une clinique, un terrain de basketball, une scène, de nombreuses coopératives, un auditorium, une église, des dortoirs, des écoles de langue, des ateliers de réparation de bicyclettes, etc. Peu de gens résident dans les Aguascalientes mais ses nombreuses fonctions en font des lieux très occupés.
Les Aguascalientes sont très différents les uns des autres ; d’abord parce que les cultures autochtones sont très multiples (la langue, les mentalités et les traditions varient grandement sur un petit territoire) et cela se répercute sur l’organisation du lieu, étant donné que chaque Aguascalientes est autonome et prend ses propres décisions, mais aussi parce que les ressources financières, matérielles et humaines ne sont pas les mêmes partout (c’est justement l’une des raisons, comme on le verra plus loin, pour lesquelles les Junta de Buen Gobierno ont été fondées). Enfin, les relations avec les PRIstas (les habitantEs qui supportent le gouvernement) ne sont pas les mêmes dans chaque région.
L’Aguascalientes d’Oventic est l’un des mieux établis. Les constructions ont commencé en 1996 et se poursuivent sans cesse. La communauté d’Oventic est particulièrement avantagée car elle est située à 75 minutes de route de San Cristobal de Las Casas, une ville d’environ 150 000 habitantEs qui constitue l’une des principales portes d’entrée de l’État du Chiapas. Elle accueille donc une très grande proportion des sympathisantEs mexicainEs et de l’étranger, qui trimbalent avec eux et elles des dons en matériel et en argent, ainsi que le désir de coopérer au développement du site. Oventic, pour les standards zapatistes, est donc très bien développée, comme les exemples de la manufacture de souliers, de la coopérative de café et de la clinique le démontreront.
Aux abords d’Oventic, on retrouve une manufacture de bottes et de souliers de qualité supérieure. Celle-ci a été mise sur pied à partir de 1998, quand quelques zapatistes ont reçu une formation d’environ 6 mois à Mexico D.F. Par la suite, l’atelier a été mis en place, davantage de gens ont été formés, ce qui a fait grandir la manufacture et a permis de développer davantage de modèles.
La manufacture s'appuie uniquement sur le travail manuel, ce qui explique le prix légèrement élevé des produits. On vend les souliers dans la communauté, mais aussi à San Cristobal, via l’Enlace civil ("union civile"), un organisme qui appuie la lutte zapatiste. Les travailleurs et travailleuses de la manufacture ne reçoivent pas de salaires ; les profits sont réinvestis à 100% dans la manufacture pour lui permettre de grandir le plus possible pour ses premières années. Éventuellement, on voudrait que les profits puissent être investis dans d’autres projets. On produit environ dix paires par jour, mais c’est une moyenne, car parfois les travailleurSEs sont occupéEs ailleurs (étant donné qu’ils n’ont pas de salaire, le travail du champ demeure une priorité). Deux personnes sont responsables de l’administration et de la coordination (organiser l’arrivée du matériel, faire les voyages vers San Cristobal, etc.), mais les décisions majeures sont prises collectivement[1].
La création de la coopérative de café, en 1996, a instauré une amélioration des revenus pour nombre de cultivateurs zapatistes. Il faut comprendre qu’avant l’apparition de Mut Vitz, chaque famille avait ses 100 ou 200 plants de café dont les produits étaient vendus à mauvais prix à des coyotes (ou intermédiaires). Le regroupement en une association permit de contourner ces intermédiaires parasitaires. Depuis 1997, année de l’enregistrement de la coopérative, les ventes montent chaque année. Les ventes se font au Mexique mais aussi à l’étranger, depuis 1998, avec un nombre minimal de coyotes. Ceux-ci paient 7 pesos le kilo de café, un prix ridicule du point de vue des producteurs. Grâce à Mut Vitz, les producteurs peuvent maintenant demander 28 pesos le kilo aux acheteurs, ce qui leur donne un profit de 19 pesos le kilo.
Inutile de dire que cette prise en main n’a pas fait l’affaire des coyotes, des gens assez fortunés selon les standards du Chiapas, qui font leur argent uniquement en prenant le café d’une main et en le revendant de l’autre. La coopérative a reçu plusieurs menaces depuis sa fondation.
Des démarches ont été entreprises depuis plusieurs années pour recevoir l’accréditation certifiant que le café produit est organique[2]. Le processus a débuté en 1998 ; il fallut 3 ans de transition avant de certifier que 151 familles produisaient du café organique. Aujourd’hui, 561 familles ont traversé ce processus, et dans la seule année 2003, 222 nouvelles familles ont fait la demande d’accréditation. On voit par ces chiffres que la coopérative est en expansion rapide.
La clinique La Guadalopana
Contrairement à de nombreuses "institutions" zapatistes, la clinique d’Oventic date d’avant le soulèvement (1987). On a fondé cette clinique, vous vous en doutez, en raison des nombreux problèmes de santé dans la région, d’autant plus que le peu de transport (particulièrement à l’époque de la fondation de la clinique) empêchait souvent de se rendre à l’hôpital.
Les débuts furent timides : entre 1987 et 1992, il n’y avait que 5 promotores, ou promoteurs[3], en charge. Ceux-ci ont par la suite formé d’autres personnes, jusqu’à aujourd’hui ou 60 promotores travaillent à la clinique, dont 15 à temps plein, de telle sorte que la clinique est ouverte 24 heures sur 24.
Aucun des promotores travaillant à temps plein n’a terminé son école primaire. Cela peut sembler surprenant pour des gens qui exercent, au fond, la profession de médecin, mais cela fait partie de la réalité zapatiste (et du Chiapas en général)... Les promotores ont eu une formation " pratique ", à l’aide, entre autres, de médecins mexicains ou de l’étranger qui sympathisaient à la cause, particulièrement depuis le soulèvement de 1994. Parfois, des médecins volontaires viennent à la clinique pour leurs jours de vacances !
La clinique La Guadalopana comporte, entre autres, une salle d’urgence, une salle de chirurgie, une salle d’ophtalmologie, une pharmacie de médecine naturelle, et une deuxième pharmacie était en construction au moment de ma visite. La clinique, nous a-t-on expliqué, fait partie de la lutte zapatiste parce qu’elle est organisée par le peuple et appartient littéralement à la communauté. Elle ne reçut pas un sou du gouvernement mexicain. D’ailleurs, les indigènes n’ont jamais reçu de soins de santé adéquats au Chiapas, c’est donc l’un des facteurs qui explique la rébellion des zapatistes.
Des Aguascalientes aux Caracoles
La visite de la caravane de Schools for Chiapas tombait à pic : à la dernière fin de semaine de la caravane, une grande célébration était organisée à Oventic pour souligner le passage des Aguascalientes aux Caracoles.
La signification exacte de cette transition n’est pas encore claire. L’avenir nous montrera quelle direction le mouvement zapatiste semble prendre[4]. Néanmoins, il est possible de donner les grands traits des changements effectués à l’été 2003. En gros, on peut dire que le passage vers les Caracoles découle d’un certain nombre de problèmes mis en lumière depuis l’apparition des Aguascalientes. Si l’on se base sur la lecture des communiqués que le sous-commandant Marcos a envoyés dans les jours précédant la célébration[5], ces problèmes furent surtout de deux ordres. D’abord, une iniquité dans la distribution des ressources au sein des communautés zapatistes. Iniquités entre Aguascalientes eux-mêmes (celui d’Oventic étant l’un des plus favoriés), mais aussi entre Aguascalientes et des municipalités autonomes plus éloignées. Ensuite, l’accueil d’un grand nombre de " supporters ", tant mexicainEs qu’internationaux, fut difficile sur plusieurs plans. Les Zapatistes se sont souvent sentis approchés sous l’angle de la charité, ou encore, du "tourisme militant". Voici un exemple très éclairant tiré du communiqué "A death has been decided", le deuxième d’une série de six :
"From what our people received in benefit in this war, I saved an example of "humanitarian aid" for the chiapaneco indigenous, which arrived a few weeks ago: a pink stiletto heel, imported, size 61/2...without its mate. I always carry it in my backpack in order to remind myself, in the midst of interviews, photo reports and attractive sexual propositions, what we are to the country after the first of January: a Cinderella. (...) These good people who, sincerely, send us a pink stiletto heel, size 61/2, imported, without its mate...thinking that, poor as we are, we'll accept anything, charity and alms. How can we tell all those good people that no, we no longer want to continue living Mexico's shame. In that part that has to be prettied up so it doesn't make the rest look ugly. No, we don't want to go on living like that."
Le support international se manifeste aussi par une négligence à discuter avec les zapatistes lorsqu’il est question de dons ou de mise en place de projets, ce qui trahit également un certain paternalisme :
"And that's not all. There is a more sophisticated charity. It's the one that a few NGOs and international agencies practice. It consists, broadly speaking, in their deciding what the communities need, and, without even consulting them, imposing not just specific projects, but also the times and means of their implementation. Imagine the desperation of a community that needs drinkable water and they're saddled with a library. The one that requires a school for the children, and they give them a course on herbs."
"Caracoles" signifie escargot en espagnol. Dans l’imaginaire indigène mexicain (entre autres), il évoque également l’image d’une spirale, et une sorte de communication entre l’extérieur et l’intérieur. Difficile de dire en quoi consistera concrètement le changement, mais on peut à tout le moins affirmer que les zapatistes souhaitent redéfinir leurs rapports avec les sympathisants externes dans le but d’être davantage en contrôle sur leur propre développement. La création dans chaque région d’une Junta del Buen Gobierno, ou Conseil du Bon Gouvernement vient confirmer cette interprétation. Chaque Junta sera chargée de pallier, autant que possible, aux inégalités qui se dessinent dans leur secteur, par le biais, par exemple, d’un prélèvement de 10% sur chacun des dons reçus de l’extérieur. Ensuite, en ce qui concerne les projets venant de l’étranger, ils seront reçus et orchestrés par chaque Junta de façon à ce que les Zapatistes puissent mettre de l’avant leurs propres priorités et éviter la mise en place d’initiatives qu’ils jugeraient grotesques.
On voit par ces changements, comme je l’expliquais en première partie, que si les Zapatistes sont en période de repli, cela ne signifie pas qu’ils subissent des reculs, bien au contraire. L’échec de la marche vers Mexico, au printemps 2001, semble avoir incité les rebelles à développer par eux-mêmes leur autonomie régionale, autant sur le plan économique que politique. Dans la troisième et dernière partie de cette série, je m’attarderai sur l’ESRAZ (Escuela Secundaria Rebelde Autónoma Zapatista, ou école secondaire rebelle et autonome zapatiste) établie à Oventic et je concluerai avec ma propre perception de l’insurrection zapatiste.
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[1] On peut, paraît-il, commander des souliers ou des bottes par Internet via le site de l’Enlace civil.
[2] C’est la firme Certimex qui va vérifier chaque année si la production est organique, en inspectant 10% de la production.
[3] On appelle les gens qui travaillent à l’école et à la clinique des "promoteurs", car ceux-ci ont un grand rôle de diffusion de l’information et du savoir. Dans le cas de la clinique, on cherche à éduquer la population environnante sur la prévention et le soin des maladies, par exemple.
[4] Les lectrices et lecteurs intéresséEs à davantage d’informations sur cette transformation peuvent aller consulter le site d’Indymedia Chiapas, en recherchant les articles allant de la mi-juillet à la mi-août 2003, ainsi qu’aller lire deux articles ici et ici. Vous trouverez également une analyse de la couverture médiatique de ces transformations ici.
[5] On trouvera les communiqués en espagnol sur le site de l’EZLN, et en anglais ici (cherchez les communiqués datant de juillet 2003). Je vous recommande particulièrement cette lecture, certains sont très instructifs, d’autres donnent à réfléchir sur la notion de " solidarité internationale ".