On ne cesse de le répéter: le siècle dans lequel nous venons d'entrer sera celui des biotechnologies. Et, par le fait même, celui de la bioéthique. Dans un monde ultra technologisé, où le mantra « c'est technologique donc c'est bien » est répété à s'en rompre le gosier par les choristes allègres de l'économie de marché, nous serons bientôt confrontés à une forte pression sociale ayant pour objectif ni plus ni moins que la modification de l'espèce humaine. Mais qu'y a-t-il de mal à cela, après tout?
Dès qu'il est question de biotechnologies, ce sont souvent des images d'effroi qui nous viennent à l'esprit. Des armées de clones aryens d'Hitler, écrasant le monde sous leurs millions de bottes[1], à la société capitaliste eugéniste décrite dans le film Gattaca, où un jeune homme incarné par Ethan Hawke tente tant bien que mal de devenir astronaute malgré ses désavantages génétiques, les biotechnologies semblent avoir acquis une réputation nocive dans notre imaginaire collectif.
Pourquoi les biotechnologies jouissent-elles d'une telle réputation par rapport à d'autres technologies? Qu'y a-t-il de mal, en soi, à améliorer l'espèce? Quelles craintes peut-on avoir par rapport à cela?
L'une des craintes majeures est le risque de détruire la diversité génique. Dans le nord de l'Afrique, un million de personnes sont atteintes d'une maladie génétique, la drépanocytose. Cette maladie cause une déformation des globules rouges qui résulte en une forme d'anémie. Par contre, le virus du paludisme (malaria), l'une des principales causes de décès dans la région, n'arrive pas à se fixer aux globules rouges déformés, ce qui rend ces gens naturellement immunisés à la maladie[2]. En éliminant certains gènes, aujourd'hui nuisibles, nous risquons peut-être de nous priver de gènes qui seront utiles dans le futur.
Mais en fait, il me semble qu'il y a peu de risques de détruire la diversité. Il se peut que certains gènes soient perdus en cours de route mais il parait sûr qu'ils ne disparaîtront pas et deviendront plutôt moins fréquents, tout simplement. Autrement dit, c'est la courbe de distribution des gènes qui risque de changer. Mais il se peut, en effet, que des gènes soient perdus lors de campagnes de « vaccination génétique ».
Mais est-ce tellement grave? Après tout, nous travaillons depuis longtemps avec la sélection artificielle et les animaux domestiques que nous avons aujourd'hui ont perdu une bonne partie de leur pool génétique originel : est-ce dramatique? Pour moi, cela sonne un peu comme si on trouvait vraiment déplorable qu'on ne croise plus de dinosaures dans les plaines de l'Alberta. On oublie également qu'on pourrait également introduire dans le pool génique des gènes utiles, adaptés aux besoins de survie de l'espèce humaine, aujourd'hui. Ou même, réintroduire certains gènes perdus au moment où leur besoin se fait à nouveau sentir.
Un autre risque serait de faire une « grosse erreur » en manipulant le génome, causant une forme « d'épidémie génétique » ou je ne sais trop quoi. Cet argument est relativement valable, mais pourquoi le génie génétique fait-il plus peur que d'autres technologies? Oui, il faut être prudent, cela va de soi. Tout comme on doit être prudent avec le nucléaire, les produits chimiques et, surtout, les armes.
Personnellement, je pense que l'opposition la plus valable aux biotechnologies est le risque de discrimination génique. Le problème de l'eugénisme est beaucoup plus grave que d'autres formes de discrimination (sexisme, racisme) car il se justifie d'un certain point de vue économique. En fait, ma crainte majeure vient du fait que le système capitaliste justifie déjà ce genre de discrimination. En effet, on sait bien que la couleur de la peau n'a pas d'influence sur le rendement d'un employé (le sexe peut en avoir un, selon le type de travail). Par contre, un handicap ou un avantage génétique peut avoir un impact sur le rendement. Il faudrait donc une société qui ne juge ni ne rémunère en fonction des avantages individuels ou qui soit capable de séparer ce qui est dû à des facteurs sur lesquels l'individu n'a aucun contrôle (génétiques et environnementaux) de ce qui est dû aux facteurs sur lesquels il a du contrôle. Peut-on vraiment penser qu'il soit possible de juger de cela?
Mais encore une fois, je reviens à l'idée que les biotechnologies ne sont pas outrement différentes de leurs compatriotes « non-bio » sur ce point. Dans notre société, les classes sociales et les opportunités sont beaucoup fonction du milieu (environnement) de naissance. La différence est-elle tellement grande entre le « droit du sang » (des gènes) et celui du « cash »? Autrement dit, pourquoi serait-il pire de discriminer sur la base de l'hérédité d'une personne que sur la base de ses capacités alors qu'on sait très bien que celles-ci sont directement fonction de son environnement?
Certes, on s'insurgera obligatoirement contre une certaine forme d'eugénisme, par exemple un employeur qui demande un test d'ADN à un candidat, comme dans Gattaca. Mais choisir un candidat en fonction de son efficacité à compléter une tâche quand ce dernier possède un gène le rendant meilleur dans cette tâche est-il donc si différent?
Peu importent les moyens techniques ou génétiques que possède quelqu'un, notre système a tendance à le payer en fonction de sa production. Pour le moment, ce sont les moyens techniques qui importent le plus : l'individu armé d'une machine qui fabrique une chaussure à la seconde sera mieux récompensé qu'un individu qui doit les coudre à la main. Avec la biotechnologie, génétique et technique se confondent et le problème reste entier : est-il juste de rémunérer de cette façon?
Nous sommes tous des cyborgs[3]. Pas dans le sens que nous sommes des êtres mi-animaux, mi-machines, mais bien parce que nous dépendons de la technologie pour vivre. Et nous sommes des cyborgs depuis tellement longtemps que cela a conditionné nos propres caractéristiques génétiques. Ces modifications involontaires ne sont pas moins le résultat d'un développement technologique. Que nous puissions, dans un avenir proche, arriver à modifier nos gènes de façon volontaire ne change rien à cela. Ce n'est qu'une technologie de plus et le problème n'est pas de décider si nous en voulons ou non.
Le problème est beaucoup plus complexe : il s'agit de trouver les moyens pour créer, pour l'avenir, une société juste et équitable. Une société où les avancées technologiques profitent d'abord aux plus désavantagés, dans le but d'offrir à tous, sur une base égalitaire, un niveau de vie supérieur.
Bref, il faut changer.
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[1] Ou mieux : Hitler cloné par les Russes en 57 et aujourd'hui allié à Ben Laden
[2] Anémie à hématies falciformes (drépanocytose), Réseau Protéus
[3] Donna Haraway,
"A Cyborg Manifesto: Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century," dans Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature (New York; Routledge, 1991), pp.149-181.