Le berger

Soumis par tatien le mardi, 29 juin, 2004 - 14:33 Fiction
Science et technologie

Joe savait depuis toujours que travailler allait être pénible. Mais il n’aurait jamais pu imaginer à quel point.

Déjà, en descendant de l’autobus qui le déposait tous les matins devant la Richard & Sons, une sensation atroce l’envahissait. Cela commençait par une légère inquiétude qui perlait, goutte à goutte, sur son cœur mis à vif. Le poison s’infiltrait alors dans son sang, montait tranquillement vers sa gorge et emplissait peu à peu son crâne d’un bourdonnement sourd et grisant. Ainsi, son corps répondait de façon pavlovienne à l’insoutenable harcèlement qui allait bientôt suivre.

C’était la première heure qui était la pire. En fait, à la différence du reste de la journée, elle n’était pas seulement pénible : elle était tout simplement intolérable. Sitôt passé la porte de son cubicule, les robots commençaient à crier, à l’unisson, revendiquant une tâche à effectuer. C’était comme ça : tant qu’il restait des tâches disponibles (et il y en avait toujours), les robots criaient. La seule façon de les arrêter était de leur donner quelque chose à faire. À son arrivée, Joe s’empressait donc d’assigner rapidement une tâche, n'importe laquelle, à chaque robot. Malheureusement, il n’était jamais assez rapide pour se débarrasser en un seul coup de tous les trente-cinq robots dont il avait la charge : après avoir envoyé une vingtaine de robots aux quatre coins de la ville, le premier était déjà de retour dans la file et se remettait à beugler.

Il ne fallait pas moins d’une heure avant que le hurlement continu ne cesse, cédant la place à un silence entrecoupé, au moins une fois par minute, par les lamentations stridentes d’un automate rentré au bercail. À partir de ce moment, Joe pouvait s’adonner à son activité favorite : lire des livres d’histoire. Depuis qu'il était tout petit, il s’intéressait à ces personnages d’un autre temps; des êtres humains, comme lui, moulés dans la même matière, qui avaient évolué dans un tout autre environnement, des siècles avant lui. Bien sûr, il savait que ces « anciens temps » avaient été des périodes difficiles, cruelles, où chaque homme devait travailler dur pour survivre. Alors qu’aujourd’hui, tous les travaux difficiles étaient effectués par des machines, ce qui permettait à tous de vivre bien et en bonne santé et de profiter des joies que la vie avait à offrir. Et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de s’imaginer ces âges révolus, ces hommes et ces femmes du passé sur les tombes desquels on avait bâti le présent.

Ce jour-là, Joe eut peine à se débarrasser de la cohorte matinale. Il y avait des matins comme ça où les tâches qu’il distribuait aux concierges mécaniques, pigées plus ou moins au hasard dans la panique du moment, se révélaient en moyenne de plus courte durée que d’ordinaire, si bien que les intéressés revenaient très rapidement à la charge, exigeant d’autres tâches à accomplir comme s’ils étaient restés sur leur faim. À sept heures, il y avait toujours vingt robots dans la file d’attente qui braillaient comme des pourceaux; il était déjà sept heures quarante-trois quand le dernier robot quitta enfin la pièce.

« Et dire que je n’en ai que trente-cinq… », pensa-t-il. Il ne put réprimer un soupir bruyant à l’idée qu’il en aurait bientôt cinquante, le minimum alloué aux opérateurs permanents. Il prépara du café et retira de sa serviette, avec délicatesse, un grand livre à couverture noire, portant, en lettres d’or, l’inscription : Modernisme et post-modernisme. Il s’installa pour lire.

« OUIIIIN! » Un robot entra dans la pièce. Joe se crispa. D’un geste automatique, il jeta un coup d’œil pour s’assurer de son bon état de marche, puis sélectionna sur son écran la première tâche non-assignée (nettoyer les rues du quartier machin). Pour ne pas perdre de temps, il utilisa, comme d’habitude, le programme préenregistré pour accomplir la tâche et, d’une touche, transféra le programme dans la mémoire du robot qui cessa immédiatement de chialer et s’engagea vers la sortie.

Joe ouvrit le livre à la page où il avait déposé son signet. Le chapitre où il était parvenu concernait l’organisation du travail au XXe siècle. On y apprenait que la majorité des humains de cette époque travaillait dans des conditions souvent pénibles, soumis qu’ils étaient à l’autorité suprême de leurs « patrons ». Les patrons étaient des humains dont le travail consistait à superviser et organiser les travailleurs dont ils avaient la charge. Une figure intéressante présentait l’organigramme d’une compagnie-type de la fin du XXe siècle : on y voyait une fine hiérarchie formée de présidents, de vice-présidents, de directeurs, de sous-directeurs, de responsables, de co-responsables, de superviseurs, de co-superviseurs, avec, tout en bas, la masse uniforme des travailleurs. Une autre image montrait une caricature représentant un patron passant dans des rangées de bureau, scrutant avec une loupe épaisse le travail de ses employés.

« OUIIIIN! » Joe détestait qu’on l’interrompe. Vivement, il choisit une tâche pour le robot (ramasser les poubelles d’un immeuble de la ville) afin de reprendre sa lecture.

Tout en lisant, Joe fit une constatation pour le moins surprenante. Il semblait que dans cette ancienne société, les patrons jouissaient d’une certaine forme de prestige. Il était spécifié que ces derniers, bien qu’ils effectuassent un travail généralement jugé moins pénible, étaient non seulement plus riches que leurs employés : ils étaient également admirés de tous! Plus un patron avait un poste élevé, plus il avait d’employés sous sa gouverne. Plus il avait d’employés, plus il était riche et plus il était respecté!

Pour Joe, cela ne faisait pas de sens. Comment les employés pouvaient-ils tolérer qu’un autre être humain leur dicte quoi faire? Et surtout, comment pouvait-on admirer quelqu’un dont le travail était de distribuer bêtement des tâches? C’était pourtant - Joe était bien placé pour le savoir - un travail idiot et dégradant. Aujourd’hui, c’était le lot de ceux qui manquaient tellement de créativité et d’imagination qu’ils ne pouvaient se trouver une occupation dans un secteur de pointe : l’écriture, la peinture, la danse, ou encore la science, la philosophie et la politique - « …et l’histoire… », pensa Joe en baissant les yeux. Pour cette raison, c’était également un travail mal rémunéré : n’importe quel imbécile pouvait surveiller des robots!

« OUIIIIN! » Sans regarder, absorbé qu’il était par ses lectures, Joe se débarassa de l’ouvrier mécanique.

Joe soupçonnait les auteurs du livre de s’être permis quelques exagérations. Il se prit pourtant à s’imaginer dans la peau d’un de ces « patrons ». Au lieu d’avoir une cohorte de robots à s’occuper et d’être considéré comme un paria, il se voyait à la tête d’une vaste équipe d’êtres humains. Il passait son temps à leur assigner des tâches complexes. Par exemple, il se voyait directeur d’une compagnie chargée de construire une impressionnante œuvre architecturale, comme le building de la Richard & Sons. Il était dur envers ses employés, exigeant d’eux le maximum qu’ils pourraient donner, congédiant les trop paresseux, ordonnant qu’on recommence les travaux dont il n’était pas satisfait. En même temps, il savait aussi être bon et compréhensif : c’était des êtres humains, après tout, pas des machines! Et à la fin, en voyant ce qu’ils avaient réalisé grâce à lui, ils lui étaient infiniment reconnaissants. Il y avait une grande cérémonie pour inaugurer le nouveau bâtiment, tout le monde l’admirait et l’applaudissait et…

« OUIIIIN! » Le beuglement le fit sursauter. Il en échappa le livre, qui tomba face contre sol. Le cœur battant la chamade, Joe invectiva l’automate vaguement anthropoïde, lui donna deux tâches et le renvoya.

Ici, ce n’était pas des applaudissements mais des hurlements sadiques auxquels il avait droit! En grommelant, Joe ramassa le livre. En tombant, il s’était ouvert sur une gravure représentant une foule d’ouvriers monstrueux, armés de bâtons, de pioches et de pelles. Leurs visages étaient ceux de déments assassins, prêts à tuer pour une miette de pain. Leurs bouches béantes semblaient pousser à l’unisson un abominable cri primal.

Un frisson parcourut l’échine de Joe à la vue de ces affreux. Pendant un instant, il crut entendre le sourd mugissement d’un troupeau d’ouvriers, exigeant auprès de patrons terrifiés qu’ils leur attribuent des tâches, n’importe lesquelles.

Quelle ne fut pas sa surprise quand, à la lecture de la notice, il constata que ce que ces ouvriers exigeaient de leur patron, ce n’était pas plus, mais moins de travail! C’était pour cela que Joe aimait bien les livres d’histoires : ils nous apprenaient toujours des choses épatantes! Il s’apprêtait à se trouver un peu stupide de s’être imaginé l’instant d’avant en patron aimé de ses employés quand un son caractéristique vint couper court à ses réflexions:

« OUIIIIN! » Joe, de plus en plus contrarié, ordonna au robot d’aller réparer un coin de trottoir brisé, rue Crawford.

« Voyons, où en étais-je? », pensa-t-il à haute voix. Une image traversa son imagination : une armée de robots armés de balais, d’aspirateurs et de vadrouilles, habillés de lambeaux, passaient en couiiiiinant pour que l’on cesse de leur assigner des tâches. Cette idée le faisant bien rigoler, il joua le drôle de film dans le fond de sa tête pendant un petit moment, tout en feuilletant le livre.

Une caricature attira bientôt son regard, mettant du coup fin à la petite projection mentale. Elle montrait deux patrons qui discutaient ensemble. Les phylactères contenaient des images d’employés. Les patrons semblaient surenchérir sur le nombre d’employés qu’ils avaient à leur charge, ce que confirmait la notice au bas de l’image. On rappelait plus bas que le nombre d’employés à la charge d’un patron était directement relié à son pouvoir, à sa richesse et à son prestige.

Joe sourit en pensant qu’il n’oserait jamais discuter du nombre de machines qu’il avait à sa charge avec un collègue. « Ce serait extrêmement déplacé! », pensa-t-il. Surtout qu’il savait que la plupart des autres membres de la Richard & Sons avaient au moins cinquante robots, ce qu’il aurait lui-même d’ici la fin de l’année. On lui avait d’ailleurs conseillé de ne pas faire de zèle, de « prendre son temps » pour envoyer les robots, à défaut de quoi on lui en assignerait plus pour le « récompenser » de son efficacité. Mais le bruit poussé par les robots (qui lui aurait défoncé les tympans si on ne les avait pas remplacés par des prothèses en polymère pendant sa formation) était tellement insupportable qu’il n’avait simplement pas le choix de se débarrasser d’eux au plus vite. À long terme, cela allait très certainement lui attirer des ennuis sous la forme d’un boni d’automates pleurnichards.

« OUIIIIN! » Justement, un beau spécimen venait de faire irruption dans le bureau. Il se chargea personnellement de lui épargner une visite trop longue : il lui enjoint de nettoyer les secteurs McMillan et Westwood.

Joe plongea dans une autre de ses fantaisies, un sourire bête accroché au visage. Il s’imaginait un pauvre type du passé se vantant d’avoir eu une promotion en prenant bien soin de souligner le nombre impressionnant d’employés mis à sa charge. Quel crétin ferait ça aujourd’hui ? Joe savait bien, comme tout le monde d’ailleurs, que s’occuper des robots était la patate chaude de la société. Chacun tentait de son mieux de démontrer que son temps était très bien occupé et qu’un autre serait bien mieux placé pour gérer des automates stupides. Joe aurait d’ailleurs pu s’éviter cette tâche ingrate en s’impliquant un peu plus. Il aurait pu se joindre à des groupes de recherche en histoire et ainsi passer plus de temps à s’adonner à ce qui le passionnait vraiment. Joe avait de la difficulté à s’affirmer et c’est exactement cela qui l’avait amené à prendre un boulot de gestion. Il savait d’ailleurs que, s’il ne se prenait pas en main, on lui donnerait de plus en plus de robots à gérer. Cette pensée faillit lui faire perdre son sourire béat mais il se ressaisit. Il s’imagina en costume très chic devant ses amis et sa famille : « Vous savez, je suis très respecté à mon travail. On a mis à ma charge des centaines de robots opérant dans des secteurs névralgiques. » Quelle bêtise! Joe avait un soupçon d’esprit critique, tout de même : ce livre d’histoire disait vraiment n’importe quoi…

Joe entendit le déclic caractéristique de la porte d’entrée des robots. Son cou se tendit et entra dans ses épaules dans la fraction de seconde précédant le « OUIIIIN! » tout aussi caractéristique. Un second robot, puis un troisième, suivirent avant même qu’il n’ait eu le temps de se tourner vers son écran. « Merde, cette fois je m’en débarrasse pour de bon! »

Joe s’installa devant l’écran. Luttant contre l’envie prenante d’arrêter l’horrible bruit, il s’affaira à monter à chacun de ces petits rigolos une jolie petite liste de tâches. Souriant, il se dit qu’ils en auraient probablement pour la journée. « Voilà! Et je ne veux plus vous voir tant que ce ne sera pas fait! », lança-t-il tandis qu’ils quittaient la salle de contrôle à la queue leu-leu.

Pendant que le calme était revenu, Joe en profita. Il commença à préparer des listes de tâches pour chacun de ses robots. Parcourant rapidement des yeux les tâches affichées sur l’écran, il les regroupa :

Ramasser les déchets
Balayer
Vadrouiller
Réparer

Puis, il créa des listes de tâches à partir de ces groupes, en tentant de mettre les mêmes types de tâches ensembles. Le premier robot à entrer dans l’atelier n’y resta pas longtemps : il repartit vider tout le secteur industriel de ses déchets. Le second robot se vit assigner le balayage du même secteur, le troisième y passerait la vadrouille. Et ainsi de suite, secteur par secteur. De temps en temps, il assignait des réparations à un robot. En procédant ainsi, les robots économiseraient beaucoup de temps parce qu’ils n’auraient pas à revenir à l’entrepôt pour troquer leur aspirateur pour un balai, leur balai pour une vadrouille, leur vadrouille pour un coffre à outils. Ils iraient chercher leur outil de travail une fois pour toutes et s’en serviraient toute la journée. « Des travailleurs spécialisés », pensa Joe en souriant.

Joe était plus calme maintenant. Il ne se crispait plus quand ses robots revenaient, il les attendait avec une liste de tâches qu’il leur engouffrait dans le crâne avant qu’ils aient pu pousser un seul cri. Un sentiment de réussite l’envahit, peu à peu, à chaque robot qu’il renvoyait au travail. Les gestionnaires du passé appelaient cela de la restructuration. C’était leur passe-temps préféré. Joe se surprit à souhaiter un instant convoquer un conseil d’administration pour présenter, fier comme un coq, son plan de restructuration des tâches.

Bientôt, il n’y eut plus de tâches affichées sur son écran. Joe souffla, reprit son volume et s’installa tranquillement pour lire. Pendant qu’il achevait de lire le chapitre, les automates revinrent l’un après l’autre et, pour la première fois depuis que Joe travaillait chez Richard & Sons, restèrent muets.

Le dernier robot revint dans son cubicule au moment où Joe lisait la dernière ligne du chapitre. Il referma le livre dans un bruit sourd. La pièce était plongée dans un lourd silence. Trente-cinq automates, immobiles, inflexibles, étaient alignés au fond de la pièce. Joe remarqua que, rangés comme ils étaient, ils n’occupaient que le tiers de l’espace qui leur était réservé.

Il se tourna vers l’écran.

Qui affichait, en lettres d’or :

Monsieur Joseph P...Votre performance exceptionnelle nous oblige à mettre 35 robots supplémentaires à votre charge. Afin de récompenser vos efforts, vous aurez droit à une augmentation de 0,014%, soit 825.524 crédits standards par heure.

Ce message est un envoi automatique généré par l’ordinateur central de la société Richard & Sons inc. Merci de votre compréhension.

FIN

Patrice D'Amours et Jean-Sébastien Senécal