Révolution tranquille dans l'industrie musicale

Soumis par tatien le samedi, 7 août, 2004 - 15:46 Essai
Arts et culture

L'industrie du disque est en crise. Au cours des dernières années, les ventes de CD étaient en chute libre. L'année 2003 a été la pire: 7,6% de baisse aux États-Unis et 16% en France, par rapport à l'année précédente. D'après les grandes maisons de disque, ce serait le piratage qui serait à l'origine de ces pertes. À travers le monde, les lois ont été renforcées afin de débusquer les pirates. Depuis septembre 2003 seulement, la RIAA a poursuivi plus de 4000 personnes aux États-Unis. Cette réaction est-elle justifiée? La baisse des disques peut-elle être attribuée à d'autres facteurs? Qu'en pensent les artistes et les consommateurs?

Le 16 mai 2000, la chanteuse américaine Courtney Love prend la parole à la conférence Digital Hollywood. Son introduction résume bien le reste de son discours:

Aujourd'hui je veux parler du piratage et de la musique. Qu'est-ce que le piratage? Le piratage est l'action de voler le travail d'un artiste sans avoir l'intention de payer pour. Je ne parle pas des logiciels du type Napster.

Je parle des contrats d'enregistrement des grandes maisons de disque.[1]

Dans son discours, Courtney Love parle de son expérience personnelle avec les maisons de disque. Les points principaux qu'elle met en lumière peuvent être résumés ainsi:

  1. Même après qu'une maison de disque ait fait des millions de dollars de profit en vendant leurs CD, les artistes qui ont signé avec eux sont chanceux s'ils réussissent à faire quelques dizaines de milliers de dollars.
  2. De plus, leur travail ne leur appartiendra jamais, ils ne pourront prendre aucune décision qui y est rattaché.
  3. Plusieurs artistes qui ont eu une carrière prolifique dans les années 60 et 70 se retrouvent aujourd'hui dans la pauvreté la plus totale alors que leurs chansons continuent de jouer à la radio.
  4. Malgré le grand potentiel d'internet pour la distribution des artistes, les maisons de disque n'y sont pas intéressées car elles se satisfont tout à fait de la situation actuelle.

La vérité, c'est que l'industrie est complètement en retard sur la technologie disponible. À une époque où il est possible, pour des frais négligeables, de transférer des fichiers musicaux par le biais de l'internet, un réseau international, nous en sommes toujours à distribuer la musique sous la forme de petits disques de plastique qui doivent être transportés par train et par bateau. Le réseau qui assure la diffusion de la musique le fait pour son propre avantage, au détriment des artistes (qui ne reçoivent pas une maudite cenne sur les ventes) et des consommateurs (à qui on offre de moins en moins de choix). Ce réseau, bien implanté, n'a pas avantage à ce que le système change, car cela signifierait sa mort à moyen terme. Et c'est ce qui explique notre retard.

Plutôt que de dépenser temps et énergie à poursuivre les pirates, avec toutes les incursions dans la vie privée que cela représente, nous devrions nous poser la question suivante: comment payer un artiste pour son travail dans un système de distribution en ligne où l'échange et l'entreposage de fichiers musicaux a un coût négligeable? Plusieurs solutions ont été présentées mais, à ce jour, aucune ne s'est encore imposée comme un adversaire sérieux au modèle actuel.

Parmi ces initiatives, citons le très prometteur iTunes de Apple qui offre de la musique en format mp3 à 1$ pièce. Rappelons cependant que les chansons vendues par iTunes proviennent principalement des "majors" et que, par conséquent, la part du 1$ qui va à l'artiste est très négligeable. Une autre compagnie, TouchTunes distribue des mp3s à l'aide de Jukebox branchés sur l'internet.[2] Un autre site, Magnatune, distribue de la musique d'artistes indépendants. Les CD sont vendus entre 5$ et 18$, au choix du consommateur, en se rappelant que 50% du prix de vente va directement à l'artiste.

Ce qui est certain, c'est qu'à terme, l'industrie de la distribution musicale va changer et ce, pour quatre bonnes raisons:

  1. Les moyens techniques pour produire et diffuser de la musique de qualité se démocratisent. Il y a dix ans, rares étaient les artistes qui avaient les moyens de se payer du temps de studio; aujourd'hui, on peut produire un son de qualité CD avec un appareil d'enregistrement numérique qui coûte moins de 1000$.
  2. Les consommateurs veulent avoir du choix. L'internet, de par sa structure, permet de maintenir une grande diversité et offre les moyens de rechercher et de trouver, bien mieux que ne le fait la radio commerciale.
  3. L'internet offre également des mécanismes qui permettent de couper les intermédiaires. Au moyen d'une simple page web, un artiste peut maintenant vendre directement sa musique et se prendre 100% des recettes.
  4. Le nombre d'utilisateurs d'internet augmente de façon exponentielle et les gens effectuent de plus en plus leurs achats en ligne.

Nous sommes encore à des lustres d'une situation où les artistes pourront se distribuer eux-mêmes. Par ailleurs, il ne faut pas croire que cela réglera tous les problèmes. La majorité de la population se satisfait tout à fait de la musique choisie pour eux par une radio commerciale à la solde des grandes maisons de disque[3]. Gageons que celle-ci continuera de s'abreuver de "boys bands" et d'artistes staracadémisés. En attendant, il faut poursuivre la lutte pour réunir les amoureux de la musique, tant ceux qui la font que ceux qui l'écoutent. Cette lutte doit être menée en partant de la base et elle doit s'inscrire à plusieurs niveaux:

  1. Production : Il faut faciliter la production d'oeuvres musicales de qualité. De ce côté, des solutions existent déjà: studios coopératifs, autoproduction, partage d'équipement et de ressources humaines.
  2. Diffusion : Il faut promouvoir la musique indépendante et offrir aux gens des mécanismes pour se tenir au courant des événements entourant la scène indépendante. La télé et la radio commerciales sont à oublier. Il faut passer par les chaînes communautaires. Mais c'est le web qui, à mon avis, est l'instrument le plus efficace. Sur l'internet, plusieurs groupes commerciaux n'ont même pas de page web. À l'aide de logiciels gratuits[4], il est aisé de créer des pages permettant aux artistes de gérer eux-même leur promotion (annonce de shows, listes de messageries, galleries d'images, etc). Il faut également diffuser dans les cafés, les salles, etc.
  3. Distribution : De ce point de vue, mis à part la distribution de main-à-main, de loin la plus efficace, la distribution via le web est la seule alternative viable pour le moment, les magasins de disque n'étant pas intéressés à garnir leurs étagères de musique indie. Les distributeurs commerciaux comme Amazon.com et iTunes ne sont pas non plus intéressants pour les artistes qui ont un petit volume de ventes. Il faudra donc développer des systèmes coopératifs pour vendre et acheter en ligne.

La route est longue et il n'y a pas de solution unique. Mais nous avons le vent dans les voiles, car nous avons la passion et la raison de notre côté. Les grandes maisons de disque tremblent déjà: elles n'ont qu'à bien se tenir.

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[1] Courtney Love Does the Math, traduction libre.
[2] Basée à Montréal, TouchTunes est également la première entreprise au monde à distribuer de la musique digitale par le biais de l'internet.
[3] C'est le célèbre payola, système par lequel, officieusement, les majors paient pour faire jouer leur musique à la radio
[4] Comme Drupal, le logiciel sur lequel repose le journal l'Insomniaque.