À partir du moment où, dans une élancée pleine d’indignation, vous commencez à parler des méfaits d’une multinationale à des membres de votre famille, leur réflexe premier sera très souvent le suivant: "il va falloir arrêter d’en acheter". Par cette abstention de consommer le produit de la compagnie rapace, les gens ont l’impression de commettre un acte militant et même ultimement, ils et elles pensent que cela finira par affaiblir l’entreprise et la faire reculer.
D’autres iront encore plus loin et accuseront certain-es militant-es d’inconséquence. Ces personnes qui, je le souligne encore une fois, ne sont pas nécessairement activistes, mais des travailleurs-ses "comme les autres", des membres de votre famille ou vos partenaires de bridge, vont dire: "ces gens-là vont protester dans leur manifestation, crier très fort mais une fois revenus chez eux-elles (ou même, ô scandale, le jour même de la manifestation), ils et elles iront s’acheter une canette de Pepsi". D’aucun-es ajouteront que "la vraie action directe est une action au quotidien, c’est de refuser d’encourager les compagnies véreuses" (c’était, en gros, ce qu’écrivait un lecteur du Voir suite au Sommet des Amériques).
À mon avis, ces arguments doivent impérativement être déconstruits si nous voulons avoir un changement social véritable et profond. C’est ce que je tenterai de faire dans le texte qui suit.
On peut regrouper un grand nombre d’arguments sous le thème de l’inefficacité concrète du boycott. Premièrement, remarquons qu’on entend beaucoup plus souvent parler de lancement d’une campagne de boycott que de son achèvement. Tout porte à croire que les campagnes de boycott s’essoufflent rapidement, entre autres parce que même s’ils sont nombreux à y participer, les gens demeurent isolés dans leur domicile ou leurs lieux de consommation et ne savent même pas si la campagne tient toujours le coup. Les uns après les autres, ils et elles choisissent de ne pas se compliquer davantage la vie pour une action dont ils et elles ne voient absolument aucun effet. D’autant plus que pendant les jours/semaines/mois où les gens se seront abstenus de boire du Coca-Cola, ils et elles auront peut-être bu une autre boisson (par exemple du Minute Maid) sans savoir qu’ils et elles continuaient "d’encourager" la même multinationale.
Donnons tout de même la chance à la coureuse ou au coureur et supposons qu’il s’agit d’une campagne bien organisée, avec une bonne diffusion, un bon réseau et de l’information complète sur la compagnie, ce qui permettrait d’éviter tous les achats de la corporation. Même dans cette situation (qui est, par ailleurs, pas très fréquente: on dépasse rarement le geste de "protestation individuelle"), je doute fort qu’une campagne bien menée puisse faire baisser sensiblement le chiffre d’affaires d’une firme transnationale. De la boutique du coin, passe encore (de toute façon, celle-ci est rarement visée), mais cela est presque impossible pour une chaîne de magasins. Il y a quelques années, une tentative de boycott du Métro Chèvrefils, sur la rue Laurier, est tombée dans l’oubli, probablement parce que les reins solides de Métro ont eu facilement raison des citoyen-nes de l’endroit. Alors que dire d’une énorme compagnie comme Nike Corporation? Je n’ai malheureusement pas de chiffres pour m’appuyer, mais je doute que leurs chiffres de vente aient diminué de plus de 1% en raison d’une quelconque campagne de boycott. Ce qui a fait reculer Nike, cependant, c’est la gigantesque campagne de salissage dont la multinationale a été victime. Le boycott en tant que tel, à mon avis, a eu bien peu d’effet: c’est toute la diffusion d’informations sur les conditions de travail chez Nike qui a donné des résultats.
Allons-y cependant d’une autre concession et supposons qu’une campagne de boycott vraiment populaire face diminuer le chiffre d’affaires d’une compagnie de 40% pendant trois ans (on est dans la haute spéculation...), et que cette compagnie batte en retraite. Très bien, mais en réfléchissant à tous les efforts que cette mise en branle aura nécessité, comment peut-on espérer faire reculer successivement cinq, dix, vingt compagnies? Il serait encore plus difficile de mener ces campagnes de front, toutes en même temps, d’autant plus difficile si toutes ces compagnies oeuvrent dans le même secteur : que pourrons-nous acheter? Mentionnons par ailleurs qu’avec un marché de plus en plus fusionné, consommer de façon "éthique" est un défi pratiquement insurmontable. L’exemple de l’alimentation, à cet effet, est éloquent. Un boycotteur "conséquent" se promenant dans une épicerie devrait soit aller vivre dans une ferme, soit mourir de faim. Et la concentration des entreprises alimentaires ne fait que s’accentuer…
Et les gens tentés de répondre "d’accord, d’accord, c’est peut-être inutile, mais au moins c’est correct éthiquement, et si tout le monde faisait comme moi, ça marcherait", face à ces faits, me semblent céder à la pensée magique pour se donner bonne conscience. Même Naomi Klein, dont le livre No Logo pourrait donner à penser qu’elle encourage le boycott des multinationales, a déjà dit : "Des gens m’ont raconté qu’après avoir lu mon livre, ils ont brûlé leurs vêtements Nike. Mais peu m’importe ce que vous achetez. Mon propos n’est pas une affaire de magasinage. Si j’ai envie d’un café dans un aéroport, j’en achèterai même s’il n’y a que du Starbucks" (citation de mémoire).
Poursuivons notre chemin chimérique en supposant que plusieurs campagnes de boycott se mènent de front avec un bon succès. Même à cette étape, pouvons-nous dire que le fait de boycotter est un acte collectif? Oh que non. Les familles qui remplissent les centres d’achats les fins de semaine avant Noël ne font pas un geste collectif parce qu’elles sont au même endroit à poser les mêmes gestes. La consommation, même de masse, demeure un geste profondément individuel. Le boycott, malgré ce que peuvent espérer plusieurs, ne fait pas sortir de la consommation, et ne recrée pas de communauté non plus. C’est peut-être la plus grande erreur des tenant-es du boycott. On commet les mêmes erreurs qu’un-e consommateur-trice ordinaire parce qu’on continue à jouer selon les règles de la société de consommation.
Par exemple, le boycott des grandes multinationales connues (Coca-Cola, Nike, MacDonald’s) joue parfaitement le jeu de la consommation de masse. La même publicité qui nous faisait acheter les produits réputés les meilleurs nous fait croire que ces compagnies sont les pires de la planète. Mais alors, qu’en est-il des multinationales inconnues? Qui connaît le groupe industriel ABB? Et Vivendi? Pensez-vous vraiment que RC Cola est une compagnie locale? Pensez-vous que Daoust, une compagnie québécoise, ne fait pas fabriquer ses souliers dans le Tiers-Monde? Comment espérer mener une campagne de boycott contre ces vermines si personne ne les connaît? Je n’essaie pas de dire qu’il faudrait les faire connaître davantage pour pouvoir les boycotter elles aussi, mais plutôt que le boycott court à sa perte parce qu’il ne peut viser autre chose que les compagnies les plus connues.
Par ailleurs, même à l’extérieur des multinationales, des petites entreprises locales ou québécoises n’en demeurent pas moins des exploiteuses de première classe. (Une courte parenthèse au sujet du slogan glorifié à outrance : "acheter local", ou "acheter québécois". À attendre ces petites ritournelles, râbachées avec une spontanéité inquiétante, on croirait que le local est automatiquement éthique, propre et "dont gentil". Or, un restaurateur bon chic bon genre québécois, par exemple, s’il n’exploite pas des enfants en Afrique, peut néanmoins harceler sexuellement ses serveuses québécoises, gaspiller les ressources naturelles locales et intimider des employé-es québécoi-es tentant de se syndiquer.) Mais une campagne de boycott ne pourra jamais se mener avec succès contre ces Joe La Patate locaux. Pourquoi? Parce que le boycott s’appuie sur le système qu’il dénonce pour exister. Pas de campagne publicitaire propagandiste monstre de la part de Nike, pas de boycott possible pour les citoyen-nes. Le boycott s’abreuve au marché même qu’il veut détruire!
Ce n’est pas pour rien que le boycott dépasse rarement le geste individuel, et surpasse encore moins souvent la campagne organisée contre une seule entreprise. Si une campagne de boycott peut éventuellement déranger une compagnie, elle n’affecte en rien la société de consommation. La consommation de masse s’accomode parfaitement bien de toutes ces petites préférences personnelles. Un tel choisira de boycotter Esso, une autre Coke, un autre McDo; une privilégira des achats environnementaux, un autre des achats québécois, une autre encore des achats non-testés sur les animaux, etc.
La consommation de masse repose sur le choix! C’est son fondement idéologique premier: exprimez-vous en consommant, définissez votre personnalité en choisissant vos achats. D’accord, il ne s’agit pas de choisir entre 15 couleurs de téléphone, mais entre une compagnie plus éthique qu’une autre. Mais le geste, à la base, ne change pas : on choisit ce qui nous plaît, et on affirme sa liberté en consommant. (C’est même un argument des investisseurs et des entrepreneurs contre les mouvements de gauche : "Si les gens ne sont pas contents, ils n’ont qu’à acheter autre chose!" Or, personnellement, je n’aime pas entendre mon discours sortir de ces bouches-là...). La piège du boycott se referme: on est encarcanné, récupéré par la société de consommation.
Dire que le boycott est une "action au quotidien", et sous-entendre que l’organisation politique ne l’est pas, est un argument fallacieux. L’organisation politique est également on ne peut plus quotidienne. Il est faux d’affirmer que l’opposition à la ZLÉA, par exemple, ne s’est exprimée que pendant trois jours, à Québec. Il n’y a que les gens qui regardent les manifs à la télévision pour penser de telles facilités: derrière chaque manifestation réussie, il y a des semaines et des semaines de mobilisation, de discussions, de rassemblements, d’ateliers, etc. C’est plutôt le fait que la consommation soit devenue une "action au quotidien" qu’il faut dénoncer. Et il faut relever le fait que l’action politique ne le soit pas pour une grande majorité de la population. Glorifier le boycott comme un geste au quotidien revient à glorifier notre statut de consommateur, devenu étranger à la politique.
Tant que les gens n’auront pas une maîtrise réelle de la production et de la distribution des richesses, une entreprise comme le boycott est vouée à sa perte. C’est pourquoi des initiatives comme les systèmes d’échange locaux, ainsi que le commerce équitable, qui sont souvent associés au boycott, me semblent au contraire être d’une autre catégorie que celui-ci, parce que ces idées reprennent un certain contrôle sur la production des biens et des services. Tout comme l’Union Paysanne est un projet, à mes yeux, beaucoup plus sérieux que la décision de ne pas acheter de produits Nestlé. De cette façon, dans ces "institutions", un véritable projet politique positif peut se mettre en place, le travail peut s’organiser différemment, de même que les relations entre travailleur-ses et consommateurs-trices. Inséré dans une telle construction, le boycott gagne un peu de sens : il n’est plus rejet aliéné et simpliste de telle ou telle marque, il n’est même plus boycott, mais geste palpable, réel en vue de l’élaboration d’un autre système économique et politique que le capitalisme.