Les problèmes d’embourgeoisement des quartiers populaires montréalais et de manque de logements sociaux se font de plus en plus entendre auprès du grand public, les médias de masse s’intéressant même au sujet. Ces dernières années, le paysage urbain de Montréal semble effectivement confronté à de nouvelles réalités. L’implantation grandissante de condos, souvent luxueux, dans des quartiers traditionnellement défavorisés et l’apparition de nouveaux types de commerces a certainement de quoi inquiéter les divers organismes et mouvements sociaux ou politiques. Cependant, la nature du discours généralement véhiculé par ceux-ci a lui aussi de quoi susciter une certaine inquiétude. Tant dans la désignation de la menace que dans les solutions proposées, ou plutôt dans leur absence, le discours répandu par la gauche québécoise ou montréalaise en général tend vers un conservatisme inquiétant.
Répondant à une menace en partie réelle, mais qui se doit d’être nuancée, d’embourgeoisement ou de gentrification des divers quartiers populaires de Montréal, la gauche a souvent tendance à proposer une analyse trop partielle, voire simpliste, de la situation. La question des deuxièmes Plateau mérite particulièrement une certaine démystification. L’argument stipulant la transition d’un quartier vers un «deuxième Plateau» est fréquemment repris, qu’il s’agisse de Saint-Henri, Pointe-Saint-Charles ou Hochelaga-Maisonneuve. Toutefois, il semble que l’actuelle réalité de ces trois quartiers est encore loin d’être ou de devenir semblable à celle du Plateau-Mont-Royal. Si une certaine «plateaurisation» est possiblement en cours dans les quartiers voisins de la Petite-Patrie et de Rosemont, il semble en être considérablement différent pour les trois quartiers mentionnés plus haut. Malgré la construction d’un certain nombre de condos à l’intérieur de ces quartiers et l’apparition d’une nouvelle catégorie de population, la survie identitaire de la population «locale» n’en est pas encore pour autant menacée. L’arrivée d’une population plus aisée dans ces quartiers constitue davantage un déplacement de population que l’apparition soudaine d’un problème qui n’est en réalité nouveau en rien. Que les disparités sociales soient observables entre différents quartiers ou à l’intérieur de l’un d’eux est d’une importance très secondaire. Souhaiter le maintien de la répartition des quartiers en fonction du statut social des individus ne fait que déplacer le problème véritable qui est celui de l’inégalité sociale, quelle qu’en soit sa répartition géographique.
Alors que l’arrivée d’une population aisée au sein de quartiers défavorisés et la plus grande évidence de l’inégalité sociale qui en résulte pourraient favoriser le succès de diffusion d’idées progressistes, la gauche semble globalement préférer fonder sa résistance dans la régulation de l’aliénation populaire. Ainsi, bien qu’il semble motivé par une sincère volonté progressiste, le discours généralement répandu au sein de la gauche, fait davantage figure de réactionnaire. Il s’agit d’un réflexe trop souvent classique et facile que de s’orienter vers les caractéristiques traditionnelles de l’identité d’une collectivité pour combattre une menace appréhendée. Dans le cas qui nous concerne, il s’agit davantage de la promotion du statu quo que de la recherche d’éléments culturels lointains et oubliés.
Certes, il est tout à fait louable de chercher à s’identifier aux masses populaires, dont on souhaite l’épanouissement. Toutefois, cette identification ne doit pas devenir absolue et aveugle, au point de s’éloigner des idéaux originaux de la gauche. En d’autres termes, face au possible embourgeoisement d’un quartier, l’éloge de l’identité traditionnelle ne constitue pas nécessairement la meilleure solution.
La question de la gentrification doit être nuancée. Plusieurs des changements qu’on lui attribue au sein de quartiers populaires ne favorisent pas forcément la stratification sociale ou la satisfaction des intérêts capitalistes. Et inversement, les caractéristiques sociales et commerciales de ces quartiers, antérieures à de possibles transformations attribuables à la dite gentrification, présentent un nombre considérable de contradictions envers les idéaux égalitaires, qu’ils soient socialistes ou libertaires.
Une brève analyse de quelques exemples de traditions réactionnaires encensées par une part considérable de la gauche militante s’avère ici pertinente. L’éloge des tavernes face à l’implantation de bistros (encore pourtant rarissimes) constitue un des exemples les plus éloquents de cette contradiction. Ainsi, les bistros sont présentés comme des établissements bourgeois raffinés et huppés, alors que les tavernes seraient l’apanage des masses, du «vrai monde». Or, en s’y attardant quelques instants, on constate qu’il n’y a de raison d’adopter un tel raisonnement. Bien qu’il puisse effectivement exister une catégorie de bistros, cafés ou bars excessivement branchés, dispendieux et exclusifs, ces qualificatifs n’ont pas expressément à être attribués à ce type d’établissement. Les nouveaux ou futurs bistros, cafés ou bars des rues Notre-Dame ou Ontario ont certainement peu en commun avec ceux que l’on retrouve sur la rue Saint-Laurent autour de l’intersection Prince-Arthur par exemple. Les bistros, cafés ou bars d’autre type que les tavernes peuvent constituer des lieux fort intéressants de discussion, de diffusion artistique et politique, en plus d’offrir un choix varié de boisson et de nourriture, dont des produits locaux indépendants ou issus d’un commerce équitable. Les tavernes ou autres établissements «traditionnels», dont les nombreuses patateries, proposent quant à elles un choix fort limité qui ne s’étend pas en dehors des plus grandes marques capitalistes, telles que Molson et Coca-Cola, en plus d’être le véhicule d’idées réactionnaires. Dans les patateries, seuls le Journal de Montréal ou au mieux La Presse constituent les lectures offertes aux client-e-s. Dans les tavernes, le choix musical ne s’oriente que vers les grandes chaînes radiophoniques commerciales oeuvrant dans l’homogénéité et la médiocrité. De plus, les tavernes, lieux de misogynie par excellence longtemps interdits aux femmes, préservent pour la majorité d’entre elles des legs de cette caractéristique si peu louable. Malgré quelques hypocrites invitations sur les vitrines, offrant la bienvenue aux dames, ces dernières ont certainement du mal à trouver leur place entre de nombreuses affiches ou vidéos à caractère pornographiques qui ne méritent certainement pas la bénédiction des groupes de gauche. Il en va de même pour ce qui est des loteries vidéos que les tavernes n’hésitent pas à héberger en grand nombre. Ainsi, il apparaît au fond bien difficile de trouver une plus grande légitimité dans les tavernes ou patateries que dans les bistros, cafés ou bars d’autre genre. Sans s’y attarder aussi longuement, mentionnons simplement que la même démystification doit s’imposer pour ce qui est des nouveaux commerces d’alimentation spécialisés, des lieux de diffusion culturelle de type Maison de la Culture, cinémas ou clubs vidéos de répertoire. Bien qu’il faille éviter que ces divers types de commerces s’isolent vers un quelconque élitisme, il reste que leur apport général risque davantage d’être bénéfique pour la population locale, lui offrant ainsi une diversité et une indépendance qui lui sont trop rarement proposées. Dans l’ensemble, ces nouveaux commerces sont loin de constituer une menace quelconque ou une entrave à l’émancipation des masses des quartiers populaires, mais peuvent plutôt apporter les prémisses d’une désaliénation en favorisant la diffusion d’une plus grande diversité au niveau des produits de consommation, mais également d’une diversité culturelle et intellectuelle. Plutôt que d’y voir des possibilités émancipatrices, la gauche tend à y voir une menace, à laquelle elle répond en se réfugiant dans l’identité traditionnelle populaire qui malheureusement porte en elle trop peu d’éléments progressistes. Dans sa majorité, la gauche semble davantage opter pour l’éloge de la tradition, voire de l’aliénation, que de s’orienter vers la promotion d’une émancipation réelle, en dehors du cadre sociétal bourgeois, de la population des quartiers défavorisés.
Le caractère populaire et démuni de ces populations n’est pas nécessairement en lui-même progressiste. La solution ne doit pas ici être confondue avec le problème. Malheureusement, les caractéristiques traditionnelles des quartiers populaires semblent plus souvent qu’autrement réactionnaires. La faible réception de la diffusion des idées de gauche dans ces quartiers en témoigne. La gauche est alors confrontée au paradoxe de sa popularité, du moins au niveau électoral, en obtenant un appui nettement plus considérable dans les quartiers bourgeois ou embourgeoisés du Plateau-Mont-Royal, d’Outremont ou de Rosemont que dans les quartiers populaires tels Hochelaga-Maisonneuve, Saint-Henri, Pointe-Saint-Charles ou Verdun, comme en témoigne la popularité de l’Union des forces progressistes (UFP) aux dernières élections provinciales. Ainsi, la population de ces quartiers défavorisés, malgré ses origines prolétariennes, n’est pas forcément progressiste, mais tend plutôt vers un conservatisme qu’une trop grande partie des groupes militants de gauche endossent et reprennent à leur compte. Loin de garantir d’éventuels progrès sociaux, cette tendance favorise davantage la perpétuation d’un statu quo peu réjouissant.
Les solutions au problème de gentrification, ou plutôt à ses effets pervers, doivent se situer à l’intérieur d’une troisième voie, en dehors de l’identification traditionnelle et de l’embourgeoisement véritable. Plutôt que de dénoncer aveuglément l’arrivée dans les quartiers populaires de nouveauté quelle qu’elle soit, et s’orienter dans un conservatisme élogieux des symboles de l’aliénation traditionnelle de ces quartiers, il serait sans aucun doute préférable et plus bénéfique d’encourager la richesse et la variété culturelles et intellectuelles ainsi que leur accessibilité, favorisant de la sorte une plus grande ouverture et conscientisation des masses défavorisées, prémisses d’une véritable libération populaire.