Voici quelques remarques sur l'article de Dominic Dagenais, La gentrification et le conservatisme de gauche. Je suis d'accord avec la critique qu'il fait en général, mais un commentaire que je rédigeais s'est transformé en texte beaucoup plus long, alors j'ai choisi d'en faire un article en soi. Je vous recommande donc de lire l'article et les commentaires qui suivent avant de lire cette remarque.
Au sujet de Molson, Dominic Dagenais a écrit dans un commentaire: "Molson c'est quand même une vieille entreprise hyper capitaliste, qui a toujours été étroitement liée à la bourgeoisie anglo-montréalaise depuis la Conquête, au temps des MacTavish, McGill et tout. Et qui avec le temps a très peu changé au fond. La dynastie Molson entretenait des liens avec la droite, voire l'extrême droite de plusieurs pays, soutenant notamment l'apartheid en Afrique du Sud jusqu'aux années 1980. C'est pour ce genre de raisons que je trouve globalement qu'il n'y a absolument rien de progressiste dans l'idée de préférer la Molson Ex des tavernes d'Hochelaga-Maisonneuve aux bières de micro-brasseries parce que considérées comme plus fancées." J'ai des réserves sur le caractère "hypercapitaliste" de Molson, parce que ça sous-entend que Boréal et Unibroue seraient "hypocapitalistes", et aussi parce que j'ai de la difficulté à baser mes choix de consommation sur des critères de ce genre, mais bon, c'est un autre débat (lire un article sur les boycotts qui en traite ici!).
Il écrit, plus loin: "Et je trouve, ça c'est vrai que c'est une question de préférence personnelle, que ces dernières sont généralement bien meilleures au goût. Pour le cinéma, c'est un peu la même chose. Ainsi que pour la musique. Je pense qu'on s'entend pour reconnaître que généralement la musique diffusée par les chaînes les plus commerciales tend à être préfabriquée, insipide en plus d'être très redondante (combien de fois entendons les mêmes hits dans une journée à CKOI, CKMF ou autre?)."
Encore une fois, je ne peux qu'être d'accord. Mais... il me semble que ça passe à côté de quelque chose que j'ai de la difficulté à décrire. L'inégalité dans une société capitaliste avancée n'est pas seulement économique, elle est aussi culturelle. Je pense que d'une certaine manière, Dominic et moi sommes d'accord là-dessus, parce qu'il souhaite que les classes populaires aient accès à des maisons de la culture, etc.
Mais l'inégalité culturelle est plus profonde que ça encore. Ce n'est pas en mettant des cafés avec de la "bonne" musique, des clubs vidéo avec des "bons" films que les gens des classes populaires vont nécessairement être attirés par ça et changer leurs habitudes. Ok, ça va arriver dans quelques cas, mais la majorité des gens va sentir que "ce n'est pas pour eux". Pourquoi? Parce que ce n'est pas autour de ça que leur vie a tourné.
Dans cette perspective-là, l'arrivée d'un cinéma de répertoire est vue par les comités-logement, à juste titre, comme faisant partie de la gentrification d'un quartier, parce qu'elle va faire sentir aux gens du coin qu'ils sont de plus en plus dépossédés de leur environnement et vont déménager, et inversement, des gens plus éduqués et cultivés vont se sentir attirés par cet endroit. L'erreur est de condamner les cinémas de répertoire en tant que tel, et de glorifier les films hollywoodiens, je suis d'accord. Mais il ne faut pas se fermer les yeux non plus sur les effets réels de telles arrivées.
Dominic Dagenais écrit que le Plateau est souvent critiqué, mais qu'il y a beaucoup de bonnes boutiques dans ce quartier (j'ai justement remarqué hier que le Super Club Vidéotron sur Mont-Royal est un club "Répertoire"... ha! quelle belle antithèse!). Malheureusement, ce sont aussi ces mêmes bonnes boutiques qui font partie de la gentrification du quartier, qu'on le veuille ou non.
Comment se fait-il qu'un quartier de plus en plus huppé ait des boutiques de plus en plus progressistes (et comme tu dis, ça se réflète aux élections d'ailleurs), alors que dans les quartiers encore ouvriers, ce ne le soit pas beaucoup? Cela nous amène à une question beaucoup plus large, à laquelle il m'est très difficile de répondre: comment se fait-il que dans les sociétés capitalistes avancées, depuis un certain nombre d'années, les positions politiques de gauche soient défendues par des classes relativement aisées (on n'a qu'à regarder de quelles classes sociales font partie les "nouveaux mouvements sociaux" des 30-40 dernières années) et que les positions politiques de droite, voire d'extrême-droite, soient défendues par des gens des classes populaires? On devrait pourtant s'attendre au contraire, et ça a longtemps été le cas, d'ailleurs. En plus de l'exemple amené par ton texte, il y a les dernières élections françaises: il a été montré que c'était les plus riches qui votaient "socialiste" (Jospin) et les plus pauvres qui votaient pour Le Pen. Même chose pour le squat Préfontaine d'il y a deux ans: les gens qui critiquaient le plus violemment le squat étaient les gens qui avaient le plus à gagner de cette lutte: des gens à faible revenu qui consacrent beaucoup d'argent à leur loyer...
Une réponse partielle à cette question (je suis persuadé qu'il y en d'autres beaucoup plus importantes), pour revenir aux goûts personnels face à la bière et à la musique, c'est qu'avoir des positions progressistes, ou "bohèmes" (le terme idéal, à mon avis, pour bien des gens du Plateau) donne un certain prestige, une certaine "Distinction", comme dans le livre La distinction de Pierre Bourdieu. Pourquoi les "Bourgeois Bohèmes", ou Bobos, choisissent-ils d'être bobos? Pour se distinguer, se démarquer, pour avoir du style, etc.
Les goûts personnels, tels goûts de bière, de bouffe et de musique, sont souvent, contrairement aux apparences, très subjectifs et arbitraires, et servent surtout à démarquer les classes sociales supérieures des autres. Cela va à l'encontre du texte de Dagenais de deux façons.
1. D'abord, ce qui est considéré comme "de bon goût" varie très vite et peut très bien avoir été considéré "de mauvais goût" il y a très peu d'années. Un très bon exemple actuel est la vogue country genre Cowboys Fringants. C'est pour ça que je dis qu'il est très délicat d'appuyer des gestes politiques sur des goûts personnels: si c'est aussi fluctuant, comment s'appuyer là-dessus? Les indicateurs économiques me semblent beaucoup plus fiables, et en ce sens-là aussi, les comités-logement ont raison de condamner la gentrification d'un quartier en dépit de sa soi-disant "amélioration culturelle".
2. Ensuite, cela signifie que de permettre aux classes populaires d'avoir davantage accès à la "bonne" culture, en supposant que ça fonctionne (ce qui est loin d'être évident, comme je l'ai expliqué plus haut), ne fera que relancer le cycle sans fin de la distinction. Autrement dit, si les théories de Bourdieu sont correctes, les classes aisées essaieront toujours de se démarquer des classes populaires, alors si des prolos vont au Café Rico, les gens aisés iront ailleurs, en condamnant le "déclin" du Café Rico ("ce n'est plus cool", "c'est devenu trop couru", etc.). C'est d'ailleurs déjà un peu commencé pour le Plateau justement. Certains gourous du branché urbain (je pense à Mado Lamothe mais il y en a d'autres) ont commencé à dire que le Plateau n'est plus "in" car il est envahi par les 450. Alors il faudra migrer ailleurs! Ce ne sera plus "le" quartier branché de Montréal.
Tout cela pour dire que j'appuie la critique du populisme dans de nombreux groupes et individus de gauche qui traitent de la crise du logement, mais j'aurai toujours des réticences à mettre des "critères culturels" de ce genre aussi fortement à contribution.