Voici le troisième de trois articles portant sur la rébellion zapatiste au Chiapas. Cette série de textes est issue d’une visite de deux semaines dans l’Aguascalientes (maintenant devenu Caracoles) d’Oventic, dans le cadre d’une caravane organisée par Schools for Chiapas, et aussi par Students Taking Action in Chiapas. Dans cette partie, je présenterai l'organisation de l'école secondaire d'Oventic, l'ESRAZ, et je terminerai par quelques réflexions sur le type de rébellion à laquelle on assiste présentement au Chiapas. Je rappelle qu’il s’agit d’UN portrait de la rébellion zapatiste, basé principalement sur ma visite plutôt que sur une connaissance approfondie de la situation. Vous êtes invités à lire les deux premiers articles ici et ici.
L'Escuela Secundaria Rebelde Autonoma Zapatista, ou ESRAZ, est une école secondaire établie par les Zapatistes à Oventic. On y compte 115 étudiantEs répartiEs en 5 groupes, et 26 promotores[1].
Dès les débuts de l'insurrection, et même avant, l'instruction était très importante pour les communautés indigènes. Les premières années, il était difficile de mettre en place une école car personne ne savait exactement comment il fallait procéder, d'autant plus que les Zapatistes voulaient que leur école ait un mode de fonctionnement différent des écoles gouvernementales. Ils ont invité des professeurs qui travaillaient pour des écoles gouvernementales, mais cette alliance ne fut pas très fructueuse: selon les promotores actuels, ils ne faisaient pas la différence entre l'instruction et l'éducation, qui est plus large, plus globale (je n'ai pas compris la distinction précise que les Zapatistes faisaient entre ces deux termes). Les professeurs avaient un salaire, alors que ce n'est pas le cas des promotores (comme pour plusieurs institutions zapatistes, d'ailleurs).
Un peu comme pour la clinique, les Zapatistes ont alors fait appel à un personnel plus jeune, qui était près à travailler sans édifice et avec très peu d'équipement. À l'automne 1998, la formation des futurs promotores commença. Deux ans plus tard, en septembre 2000, c'était le premier véritable début des classes pour les élèves du secondaire. C'est durant cette année-là que l'école actuelle a été construite.
Comme nous le verrons plus loin, le programme est établi avec l'aide de l'ensemble de la communauté. Le principe général est de présenter aux enfants le monde qui les entoure, en commençant par ce qui est le plus proche, pour ensuite aller par cercles concentriques. En quelque sorte, l'école se veut une "école de la vie": on veut faire connaître la réalité aux enfants, les faire réfléchir sur l'existence, et non uniquement leur inculquer des notions.
Ainsi, au niveau primaire, les enfants traitent de la famille, de leur village, de la municipalité, pour finir avec leur état[2]. Au secondaire, on parle du Mexique et du monde. Les dimensions sociales, culturelles et politiques sont abordées en même temps. Aussi, la nature est étudiée au cours de ce même processus et les enfants apprennent le tzotzil (la langue des communautés indigènes des environs) ainsi que l'espagnol, alors que dans le cas de "l'école officielle", cela se passe en espagnol seulement. En tout, cela donne quatre grandes "matières": le tzotzil, la société (ou les sciences sociales), la nature (ou les sciences naturelles) et les "mathématiques culturelles", une sorte de manière alternative de mesurer qui repose sur la symbolique[3].
L'évaluation se veut aussi différente de celle menée par le gouvernement dans ses écoles. D'abord, le niveau scolaire d'unE élève n'est pas basé sur son âge mais sur sa compréhension. Ainsi, unE élève peut être en troisième année de tzotzil, mais en première année de sciences naturelles. De cette manière, les Zapatistes souhaitent considérer les étudiantEs comme des personnes, non comme des machines, comme dans une école traditionnelle. L'évaluation a lieu tous les deux mois, afin de vérifier si tout le monde a bien compris.
L'école étant gérée sans aucune aide du gouvernement, cela entraîne des avantages et des inconvénients. D'abord, tout le monde dans la communauté a son mot à dire sur la gestion de l'école, du contenu aux infracstructures. Par contre, les besoins en matériel et en personnel sont plus difficile à satisfaire: les manuels utilisés, pour le moment, sont ceux du gouvernement, mais ils voudraient établir leurs propres livres de façon à avoir un plus grand contrôle sur le contenu.
La première génération d'étudiantEs du secondaire, qui avait commencé en septembre 2000, a terminé à l'été 2003 (d'ailleurs, le jour de notre arrivée, nous avons pu assister à leur cérémonie de graduation). On aura compris que le programme de l'école secondaire dure 3 ans.
Pour le moment, le nombre d'étudiantEs est limité par l'espace disponible et par la "compétition" des écoles gouvernementales: certaines ont plus de services, plus d'équipements. La distance peut aussi être un facteur aggravant pour plusieurs.
Parmi la première génération de "graduéEs", on comptait 23 garçons et 4 filles. Les promotores nous ont expliqué que le tradition qui dictait que les femmes n'avaient pas droit à l'éducation est encore bien ancrée et difficile à changer. On essaie de convaincre les parents; d'ailleurs, même pour les garçons, il est parfois difficile de convaincre certains parents, qui voient leurs enfants bien plus utiles sur leur terre, par exemple. Plusieurs parents ne savent pas lire ni écrire, et il n'y a pas d'éducation des adultes. Il est donc difficile de leur montrer l'importance de l'éducation.
Ma visite au Caracoles d'Oventic a dépassé mes attentes. Avant de m'y rendre, je suivais, de loin je dois l'admettre, le conflit entre Zapatistes et gouvernement mexicain. Je m'imaginais surtout les revendications des indigènes comme une demande d'autonomie, une sorte de guérilla d'indépendance face aux autorités mexicaines. Or, j'ai réalisé qu'il s'agissait de beaucoup plus que cela. L'ensemble des institutions des communautés zapatistes sont pensées dans un souci démocratique plutôt radical. À quelques points de vue, on peut être en désaccord avec certains modes de fonctionnement (par exemple, on retrouve un grand nombre d'intermédiaires entre les autorités et la population, et le lancement des Juntas del Buen Gobierno ne fait qu'en rajouter un autre), mais reste que les coopératives, école, clinique, pour ne mentionner que celles-là, sont conçues sur la base de principes proches de ceux qui sous-tendent l'anarchisme. L'exemple de l'ESRAZ, décrit ci-haut, montre bien l'affinité entre les idéaux libertaires et ceux de bon nombre de Zapatistes[4].
Je ne suis pas en train d'affirmer qu'une révolution a cours au Chiapas: d'abord, je ne détiens pas assez d'informations à ce sujet, et de toute façon, il est extrêmement ardu pour un visiteur extérieur, qui arrive dans un environnement très différent du sien avec ses propres concepts, ses propres visions d'une bonne société, d'évaluer une telle chose. Par ailleurs, il est toujours difficile de se faire une idée la plus claire possible lorsqu'on nous fait une "visite guidée": jusqu'à quel point nous dit-on ce qu'on veut entendre? Néanmoins, reste qu'on a affaire, avec les Zapatistes, à bien plus qu'une lutte de "libération nationale" ou à de simples revendications en vue d'avoir une plus grande auto-détermination.
Dans la même lignée, on voit, en allant au Chiapas, que les priorités ne sont clairement pas les mêmes au fin fond du Mexique et au Québec, sur le plan militant. Là-bas, il n'est à peu près pas question de "conscientisation", ou de "sensibilisation": les difficultés se vivent de façon très concrète, au quotidien, de sorte que les gens savent très vite contre quoi se battre. On pourrait penser qu'au Québec, en comparaison, il n'y aurait plus de luttes à mener, ou du moins, elles seraient moins fondamentales. À mon avis, c'est une erreur: il y a d'autres formes de misère ici. Alors qu'au Mexique, on en est à assurer des conditions de (sur)vie minimales et à repousser l'armée, au Québec, on tente (entre autres) de briser l'individualisme, le conformisme, l'endoctrinement, l'isolement, la perte de sens. Dans les deux cas, se battre pour une société libre et égalitaire n'est pas de tout repos et demande un grand investissement de temps et d'énergie, ce que les Zapatistes d'Oventic ont en quantités immenses, indéniablement. On se demande parfois, en regardant nos sociétés dites "développées", pourquoi le progrès social, humain, est incapable de suivre le progrès technique. Au Chiapas, il y a quelque chose d'à la fois accablant et inspirant de voir que c'est l'inverse: alors que les développements techniques se font souvent cruellement attendre, les développements sociaux sont à des lieues et des lieues devant les nôtres.
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[1] Comme expliqué dans l'article
précédent, les promotores, ou promoteurs, sont des travailleurs et travailleuses de l'école comme de la clinique. On les appelle ainsi en raison de leur rôle de diffusion du savoir: on incite les élèves à partager leur point de vue, de façon à promouvoir la compréhension plutôt
que la simple acquisition de connaissances.
[2] Je n'ai pas compris le fonctionnement exact du niveau primaire, étant donné qu'il n'y a pas "d'école" qui s'y consacre totalement. Je crois que quelques initiatives ont été mises en place, mais que pour le moment, la majorité des élèves vont toujours dans les écoles du gouvernement. Encore une fois, le Caracoles d'Oventic est en avance sur les autres: c'est ici qu'on lance beaucoup de projets.
[3] Les promotores ne se sont pas étendus là-dessus, mais ils ont expliqué, par exemple, que le nombre peut donner des informations sur la chose désignée
[4] Pour une longue et intéressante réflexion sur le caractère révolutionnaire de la rébellion zapatiste, voir l'article "A
commune in Chiapas? Mexico and the Zapatista Rebellion", disponible ici et 9\zaps.html>ici. Pour un article très critique de la rébellion zapatiste, voir "Behind the Balaclavas of South-East Mexico", ici;
voir enfin "Mexico is not Chiapas, Nor is the Revolt in Chiapas Only a Mexican Affair", ici.