Notes à propos de nos rapports avec les médias "mainstream"

Soumis par phil le samedi, 12 juin, 2004 - 15:03 Essai
MédiasL'Insomniaque

Dans la semaine du 31 mai, nous avons reçu une offre d'un bulletin de nouvelles, le Téléjournal du samedi de Radio-Canada, pour ne pas le nommer. Il semblerait (je ne l'écoute pas très souvent) que dans le cadre de la campagne électorale, une chronique web fait un portrait hebdomadaire des "élections sur le net". On nous a donc proposé de montrer ce que nous avions à propos de la campagne électorale pour leur chronique portant sur les médias alternatifs.

Ce qui était plutôt problématique pour nous, c'est que nous n'avions à peu près rien sur la campagne électorale: un ou deux blogues, tout au plus. Ce qui est toujours fascinant quand on se fait offrir une "place" par les médias de masse, c'est la vitesse à laquelle on perd les pédales (un "on" très large dans lequel je m'inclus). Ça fait réaliser le pouvoir de ceux-ci: lorsqu'on se fait aborder par un grand média, c'est une tribune incroyable qu'on nous offre. Difficile de refuser, et en même temps, on fait tout ce qu'on peut pour donner la meilleure image possible de nous, même si c'est en disant tout ce qu'ils n'ont pas envie d'entendre (ou en tout cas, en disant tout ce qu'on pense qu'ils n'ont pas envie d'entendre).

Alors donc, nous voilà nous démenant pour avoir le plus de choses possibles sur la campagne (Mathieu a produit un article écrit, corrigé et approuvé en un temps record), on parle d'ouvrir un dossier sur la question, etc.

Finalement, notre aide n'a pas été sollicitée car d'autres médias alternatifs, plus connus et plus fournis (La tribu du verbe, Le cornichon), s'en sont chargés (la chronique est présentée ce soir, 5 juin). Cette demande d'un grand média a donc suscité une réflexion éclair que nous n'avions pas encore eue à l'Insomniaque, à savoir nos relations avec les médias de masse. Une discussion collective plus poussée, et plus posée, est de mise, mais j'aimerais y contribuer ici avec quelques pistes de réflexion.

D'abord, un petit détour théorique. Beaucoup de gens connaissent maintenant Noam Chomsky, l'anarchiste américain. Au Québec, plusieurs (dont l'auteur de ces lignes) l'ont connu par le biais du documentaire Manufacturing Consent: Noam Chomsky and the Media, qui traite principalement du rôle des médias de masse dans le conditionnement de l'opinion publique de nos sociétés. L’analyse chomskienne du fonctionnement des médias est largement répandue dans les milieux de gauche. Elle ressemble à ceci : les médias appartiennent, en majorité, à de grandes entreprises privées. De plus, une bonne partie de leurs fonds proviennent des publicités. Ces médias ont la capacité de présenter l’actualité et l’information conformément à leurs intérêts. Les points de vue dissidents, marginaux et contestataires se retrouvent mis de côté, non pas par censure explicite (enfin, pas toujours), mais par la mécanique même de ces médias : les délais nécessaires avant de présenter un reportage, l’idéologie de l’objectivité journalistique, etc.

Cette analyse est très soutenue, très percutante, et très utile à tout manifestantE débutantE qui ne comprend pas pourquoi sa belle marche de 3000 personnes a fait l’objet de 15 secondes de narration aux nouvelles, et que 12 des 15 secondes traitaient d’un feu dans une poubelle. Mais elle passe à côté d’un élément très important : la dimension spectaculaire des médias de masse[1].

D’un côté, il est vrai qu’on tente de mettre à l’écart les idées «anti-systémiques» dans les médias. Mais comment peut-on expliquer qu’on veuille présenter ce qui se dit sur la campagne électorale dans les médias alternatifs, même si on sait que leur contenu va fréquemment à l’encontre des idées dominantes ? Parce que les nouvelles vont être meilleures, plus percutantes, plus variées. On trouvera des vrais débats, du cinglant, du «sang-compromis».

On entend souvent, de la bouche de militantEs, que les «médias n’en parleront pas parce qu’ils n’ont aucun intérêt à montrer ça». Au contraire, l’intérêt est très grand! D’abord, cela permet de démontrer qu’on ne fait pas de censure, qu’on fait une couverture large et démocratique. Ainsi, les médias redorent leur aura souvent ternie par le scepticisme de Monsieur et Madame tout-le-monde. Mais le principal intérêt est le suivant: en faisant entrer la contestation dans le grand cercle médiatique, en faisant participer ceux et celles qui refusent tout au débat, on les inclut, et donc on nivelle leur opposition, bref, on les récupère. Ce n’est pas un processus conscient, volontaire, «comploté»; c’est sur le résultat final, non sur les intentions des personnes, qu’il faut porter notre attention.

Participer à un reportage d'un émission comme le Téléjournal, c'est une excellente vitrine à court terme, mais ce n'est pas le genre de relation médiatique que je veux cultiver. Me faire appeller pour qu'on me demande: "peux-tu nous résumer ton message en deux minutes?" (comme dans le très sympathique film Vive la République...), je trouve qu'on a plus à y perdre qu'à y gagner. Pour moi, passer au Téléjournal revient quasiment à cautionner l'ensemble de l'émission... Un jour, on parle de médias alternatifs, le lendemain on parle de Céline Dion à Las Vegas et hop! quelque messages publicitaires. C'est ça, la société du spectacle.

Évidemment, il ne faut pas généraliser trop vite. Il y a de bonnes émissions dans les médias de masse, où on sent qu'on veut véritablement avoir notre point de vue et où on nous laisse l'occasion de l'exposer convenablement [2]. À mon avis, il faut y aller au cas par cas, selon l'émission, le ou la journaliste, le temps alloué, la station, etc. Également, si l'entrevue est en direct et qu'on est préparé, c'est toujours une chance à saisir: on peut faire un peu de "propagande par le fait" en tentant de dire tout ce à quoi les producteurs ne s'attendaient pas [3]. Mais il ne faut jamais oublier ce côté spectaculaire et faussement inclusif des médias de masse, et garder la tête froide face à l'ivresse que procure une telle offre. Autrement, on se retrouve, avant même de l'avoir réalisé, à faire des concessions sur le contenu, sur les idées, parce qu'on doit suivre des délais et des contraintes qui ne sont pas les nôtres, mais sur lesquelles on plie parce que "l'occasion est tellement belle".

N'empêche, cette offre, même si elle n'a pas abouti, montre que notre e-zine fait son chemin, lentement mais sûrement...[4]

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[1] Ce sont les situationnistes, Guy Debord et son livre La société du spectacle en tête, qui ont développé ces idées peu avant mai 68 : la principale marchandise dans les sociétés capitalistes avancées, c’est la culture. Tout devient spectacle, même les idéologies. Les idées les plus contestataires permettent de faire des campagnes publicitaires d’enfer, autrement dit… Bizarrement, j'ai de la difficulté à trouver de bonnes références à propos de Debord sur le net... Vous pouvez néanmoins le lire texte intégral de la société du spectacle ici.
[2] À la télévision, je n'en connais pas beaucoup... Le spectaculaire et le visuel, ça va souvent ensemble! À la radio, par contre, en plus des stations communautaires et étudiantes, on peut trouver quelques émissions de très bonne qualité. Seulement à la radio de Radio-Canada, par exemple, on trouve Macadam Tribus, Dimanche magazine, Des idées plein la tête et Indicatif présent, pour ne mentionner que celles-là... En passant, ces émissions ont des reportages complets en ligne souvent captivants.
[3] Il y a tellement de nuances à apporter à ces questions qu'il y a des cas sur lesquels je change d'avis régulièrement, comme par exemple, Naomi Klein chroniqueuse au Globe and Mail. Quelle chance merveilleuse de véhiculer un point de vue radical, et en même temps, quel nid de crabes! Les points de vue peuvent être multiples, il n'y a pas de réponse miracle...
[4] Suggestion de lecture pour approfondir la question: Identité d'Attac et rapport aux médias, de Serge Halimi et Pierre Ribert. C'est un texte écrit dans un contexte précis à l'automne 2001, mais qui soulève quand même des questions très pertinentes, dans la même lignée que l'article ci-haut, avec beaucoup plus de détails et d'élocution. Si ma position sur la question attise votre curiosité, c'est une lecture indispensable.

Re: Notes à propos de nos rapports avec les médias "mainstream"

by mathieu on 12 juin, 2004 - 17:18Score: 2

Aujourd'hui, 12 mai, l'Insomniaque est mentionné dans La Presse ("L'information rebelle", page A2) : "L'Insomniaque, un journal anarchiste qui existait depuis quatre ans a décidé de mettre ses articles sur la Toile".

Je ne peux pas m'empêcher d'être content de ça, malgré l'exactitude discutable du passage... (L'Insomniaque a toujours été un journal Internet, c'est juste que tao a crashé...)

J'imagine que si c''est notre "15 minutes in the spotlight", faut pas discuter sur la couleur de la lampe.